Solution. – Depuis la crise de la Covid-19, les centres-villes et les grandes agglomérations ont vu se développer de façon exponentielle le quick commerce, commerce exclusivement fondé sur de la vente en ligne permettant la livraison de produits de consommation courante, dans des délais très courts. L'exercice de cette activité nécessite l'occupation de locaux, au nombre desquels figurent les dark stores (ou « magasins fantômes »), implantés dans des lieux stratégiques, fermés au public, dans lesquels sont entreposées des marchandises en vue de leur livraison ou de leur retrait par les consommateurs. Par une décision du 23 mars 2023, le Conseil d'État a mis fin aux incertitudes quant à la destination des dark stores en jugeant qu'ils constituaient des entrepôts, tant au regard du Code de l'urbanisme que du plan local d'urbanisme (PLU) de Paris.
Impact. – Les dark stores installés dans des locaux commerciaux doivent donc solliciter, par une déclaration préalable, un changement de destination en « entrepôt ». A défaut de régularisation ces activités seront contraintes de fermer.
CE, 23 mars 2023, n° 468360, Ville de Paris : Lebon ; JCP A 2023, act. 237
La question de la régulation des dark stores s'est particulièrement accentuée au cours de l'année 2022.
En effet, dès février 2022, la ministre déléguée auprès de la ministre de la Cohésion des territoires et des Relations avec les collectivités territoriales, chargée de la Ville, était interpellée sur la « prolifération » des dark stores afin qu'elle fasse connaître la position du Gouvernement et les actions envisagées pour réguler cette forme de commerce.
Le 30 mars 2022, le Gouvernement a mis à disposition des élus locaux un guide « clarifiant les règles applicables au quick commerce en matière d'urbanisme ». Il indiquait notamment aux élus locaux que les dark stores devaient être considérés comme un entrepôt et non un commerce dès lors qu'il est exclusivement utilisé pour de la livraison. Ainsi, un dark store installé dans un ancien supermarché ou supérette impliquait un changement de destination des locaux. Toutefois, le Gouvernement excluait la destination d'entrepôt dès lors qu'une activité de « drive », permettant le retrait de commandes sur place, accompagnait l'activité exercée au sein du dark store.
À l'été 2022, c'est au niveau local qu'un nouveau coup d'arrêt à l'implantation des dark stores a été porté. La Ville de Paris a adopté plusieurs arrêtés par lesquels elle a, sur le fondement de l'article L. 481-1 du Code de l'urbanisme, mis en demeure les sociétés Gorillas et Frichti soit de restituer les locaux commerciaux qu'elles occupaient dans plusieurs arrondissements parisiens, soit de les restituer dans leur état d'origine, au motif que leur destination avait été modifiée, en entrepôt, sans autorisation préalable.
En septembre 2022, le Gouvernement, dans un communiqué, indiquait qu'un consensus avait été trouvé, après concertation avec les élus locaux, et que les dark stores devaient être considérés comme des entrepôts même s'ils disposaient d'un point de retrait.
La tendance politique, à la fois au niveau local et au niveau national, était donc à la qualification des dark stores en entrepôt, dans un objectif de régulation de l'activité qu'ils accueillent.
Pourtant, le tribunal administratif de Paris, saisi en référé, de recours dirigés contre les arrêtés précités de la Ville de Paris, a pris le contre-pied de cette tendance. Il a, en effet, par une ordonnance de référé du 5 octobre 2022 (CE, 5 oct. 2022, n° 2219412 et a.), considéré que les locaux occupés par les sociétés Frichti et Gorillas ne constituaient pas des entrepôts mais des espaces de logistique urbaine au sens du plan local d'urbanisme de la ville de Paris et ainsi suspendu les arrêtés de la Ville de Paris. Le tribunal administratif de Paris a adopté la même solution quelques mois plus tard s'agissant de locaux occupés par la société Getir (TA Paris, ord., 19 déc. 2022, n° 2224346, 2224348 et 2224352).
Toutefois, par la décision commentée du 23 mars 2023, le Conseil d'État censure l'appréciation portée par le tribunal administratif de Paris, s'agissant des locaux occupés par les sociétés Frichti et Gorillas (à ce jour, dans l'hypothèse où il aurait été saisi, le Conseil d'État ne s'est pas prononcé sur les locaux occupés par la société Getir) et juge que les dark stores constituent des entrepôts au sens de l'article R. 151-28 du Code de l'urbanisme.
Il convient de relever que le tribunal administratif de Paris a, par neuf jugements du 24 avril 2023, statuant sur l’affaire au fond, jugé que les dark stores utilisés par les sociétés Frichti et Gorillas constituaient des entrepôts (TA Paris, 24 avr. 2023, n° 2216464, 2216467, 2216468, 2216470 et 2216660 pour la société Gorillas et n° 2216450, 2216451, 2216452 et 2216453 pour la société Frichti).
La loi n° 2014-366 du 24 mars 2014 pour l'accès au logement et un urbanisme rénové (loi ALUR) est venue modifier la classification des destinations des constructions. En application du VI de l'article 157 de cette loi, le décret n° 2015-1783 du 28 décembre 2015 relatif à la partie réglementaire du livre Ier du Code de l'urbanisme a créé plusieurs articles relatifs au règlement des PLU et notamment, s'agissant des destinations et sous-destinations des constructions, les articles R. 151-27 et R. 151-28, en remplacement de l'article R. 123-9 du même code. En application de ces dernières dispositions, les PLU pouvaient prévoir des régimes différents en fonction de la destination des constructions.
Par cette réforme des catégories de destinations, la liste limitative (V. en ce sens : CE, 30 déc. 2014, n° 360850, Sté Groupe Patrice Pichet : Lebon T.) des neuf destinations prévues à l'article R. 123-9 du Code de l'urbanisme a été substituée par les cinq destinations de l'article R. 151-27 et les 20 sous-destinations de l'article R. 151-28 du Code de l'urbanisme. En outre, en application de l'article R. 151-29 de ce code, la ministre du Logement a défini, par un arrêté du 10 novembre 2016, les destinations et sous-destinations de constructions pouvant être réglementées par le règlement national d'urbanisme et les règlements des plans locaux d'urbanisme ou les documents en tenant lieu.
Parallèlement, aux termes de l'article R. 421-17 du Code de l'urbanisme, dans sa rédaction résultant du décret du 28 décembre 2015, applicable au 1er janvier 2016, tout changement de destination d'un bâtiment existant entre les différentes destinations définies à l'article R. 151-27 doit être précédé d'une déclaration préalable.
La principale difficulté dans cette affaire, qui semble avoir troublé le tribunal administratif de Paris, résidait dans l'appréciation des règles d'urbanisme applicables eu égard au régime transitoire fixé au sein du décret du 28 décembre 2015. En effet, l'article 12 (VI) de ce décret prévoyait, notamment, que même si les articles R. 151-27 et R. 151-28 du Code de l'urbanisme entraient en vigueur le 1er janvier 2016, les dispositions de l'article R. 123-9 restaient applicables aux PLU dont l'élaboration, la révision, la modification ou la mise en compatibilité a été engagée avant le 1er janvier 2016.
Or, ces dispositions ne sauraient avoir d'incidence sur l'appréciation d'un changement de destination, qui doit être opérée au regard des seules dispositions de l'article R. 151-27 du Code de l'urbanisme. C'est ce que rappelle le Conseil d'État dans la décision commentée. Reprenant la solution issue de sa décision Ville de Paris c/ Société CSF (CE, 7 juill. 2022, n° 454789, Ville de Paris c/ Sté CSF : Lebon T. ; JCP A 2022, act. 488), il rappelle le raisonnement en deux temps qui doit être suivi, notamment par le juge administratif lorsqu'il est saisi d'une telle question. Aussi, la première étape, relative à la nécessité de procéder à une déclaration préalable, s'apprécie au regard de l'existence d'un changement de destination de la construction entre les cinq destinations prévues à l'article R. 151-27 du Code de l'urbanisme et non au regard des destinations auxquelles se réfère le PLU. Vient ensuite la seconde étape, consistant à déterminer si, au regard des dispositions du PLU applicables en matière de destination des constructions (se référant, en l'espèce, aux neuf destinations de l'article R. 123-9), le changement de destination pouvait faire l'objet d'une régularisation par l'obtention d'une décision de non-opposition à déclaration préalable.
Or, en l'espèce, le tribunal administratif de Paris s'est fondé, dans son ordonnance du 5 octobre 2022, sur les destinations définies à l'article R. 123-9 du Code de l'urbanisme pour apprécier l'existence d'un changement de destination, et non sur celles de l'article R. 151-27, seules applicables. Ce faisant, il commet une erreur de droit et le Conseil d'État annule donc l'ordonnance et procède lui-même à l'analyse des demandes de suspension en suivant le raisonnement en deux temps rappelé.
Pour statuer sur la demande de suspension, et ainsi apprécier si la maire de Paris pouvait mettre en demeure les sociétés Frichti et Gorillas de restituer les locaux dans leur état d'origine, le Conseil d'État devait répondre à deux questions.
En l'espèce, les sociétés Frichti et Gorillas ont installé leur activité dans des locaux qui appartenaient, au sens de l'article R. 123-9 du Code de l'urbanisme, alors applicable, à la destination « commerce ». Cette destination était aisément transposable à la destination « commerce et activités de services » définie par l'article R. 151-27, applicable en l'espèce pour apprécier un changement de destination. Cette destination inclut notamment, en application de l'article R. 151-28, la sous-destination « artisanat et commerce de détail ». Au sens de l'arrêté du 10 novembre 2016, cette sous-destination concerne « les constructions commerciales destinées à la présentation et vente de bien directe à une clientèle ainsi que les constructions artisanales destinées principalement à la vente de biens ou services ».
Or, le Conseil d'État, dans la décision commentée, juge que les locaux occupés par les sociétés Frichti et Gorillas sont « désormais destinés à la réception et au stockage ponctuel de marchandises, afin de permettre une livraison rapide clients par des livreurs à bicyclette » et ne peuvent ainsi être regardés comme des locaux destinés à la présentation et vente de biens directe à une clientèle, quand bien même des points de retrait peuvent y être installés.
Cette destination étant exclue, restait à déterminer la destination à laquelle ces locaux pouvaient être rattachés. Le Conseil d'État exclut d'office, certes implicitement, les destinations « exploitation agricole et forestière », « habitation » et « équipements d'intérêt collectif et services publics » (4°) de l'article L. 151-27 mais s'arrête sur la destination « autres activités des secteurs secondaire ou tertiaires ». Parmi les sous-destinations de cette destination, figure notamment la sous-destination « entrepôt », laquelle, aux termes de l'arrêté du 10 novembre 2016, recouvre les « constructions destinées au stockage des biens ou à la logistique ». Partant, et dans la mesure où le Conseil d'État considère que ces locaux sont destinés à la réception et au stockage ponctuel de marchandises, ils relèvent naturellement de la sous-destination « entrepôt » de la destination « autres activités des secteurs secondaire ou tertiaire ».
Par conséquent, dès lors que les sociétés Frichti et Gorillas occupent ces locaux pour y exercer une telle activité, il y a nécessairement eu un changement de destination qui aurait dû, en application de l'article R. 421-17 du Code de l'urbanisme, être précédé d'une déclaration préalable.
Rappelons tout d'abord que le PLU de la Ville de Paris, adopté avant le 1er janvier 2016, se réfère aux neuf destinations définies à l'article R. 123-9 du Code de l'urbanisme et ces dispositions lui sont ainsi applicables.
En l'espèce, pour apprécier si la maire de Paris n'aurait pu que s'opposer à toute déclaration préalable déposée par les sociétés Frichti et Gorillas, il convenait de déterminer la destination des locaux litigieux au regard des dispositions du règlement du PLU. Deux destinations de l'article R. 123-9 étaient particulièrement visées : « constructions et installations nécessaires aux services publics ou d'intérêt collectif » (CINASPIC) et « entrepôt ».
Le PLU de la Ville de Paris comprenant une partie relative aux définitions devant être prises en compte pour l'application du présent règlement, il convenait se référer à ces définitions pour déterminer la destination des locaux occupés par les sociétés Frichti et Gorillas.
S'agissant des CINASPIC, elles recouvrent, aux termes du PLU, notamment « les espaces de logistique urbaine, dédiés à l'accueil des activités liées à la livraison et à l'enlèvement des marchandises, pouvant inclure du stockage de courte durée et le retrait par le destinataire ». S'agissant des locaux relevant de la destination d'entrepôt, le PLU prévoit qu'ils comprennent « les locaux d'entreposage et de reconditionnement de produits ou de matériaux » et que « sont assimilés à cette destination tous locaux d'entreposage liés à une activité industrielle, commerciale ou artisanale lorsque leur taille représente plus de 1/3 de la surface de plancher totale et de façon générale tous locaux recevant de la marchandise ou des matériaux non destinés à la vente aux particuliers dans lesdits locaux ».
En l'espèce, le Conseil d'État écarte la destination CINASPIC au motif que les locaux occupés par les sociétés Frichti et Gorillas ne correspondent pas à une logique de logistique urbaine mais ont, au contraire, pour objet de permettre l'entreposage et le reconditionnement de produits non destinés à la vente aux particuliers dans ces locaux. Il en résulte que ces locaux doivent recevoir la qualification d'entrepôt au sens de l'article L. 123-9 du Code de l'urbanisme.
Or, l'article 2.2.2 du PLU de la Ville de Paris interdit toute transformation en entrepôt de locaux existants en rez-de-chaussée. Ainsi, dès lors que les locaux occupés par les sociétés Frichti et Gorillas d'une part, ont changé de destination (de commerce à entrepôt) et, d'autre part, sont situés en rez-de-chaussée, la Ville de Paris n'aurait pu que s'opposer à la déclaration préalable et aucune régularisation, a posteriori, n'était possible.
Par conséquent, le Conseil d'État rejette les demandes de suspension présentées par les sociétés Frichti et Gorillas contre les arrêtés litigieux.
Si la décision du Conseil d'État du 23 mars 2023 concerne exclusivement les dark stores, elle s'inscrit dans un contexte général tendant à la régulation d'activités dites « ubérisées ».
Au niveau national, le ministre de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires a adopté le décret n° 2023-195 du 22 mars 2023, portant diverses mesures relatives aux destinations et sous-destinations des constructions pouvant être réglementées par les plans locaux d'urbanisme ou les documents en tenant lieu, publié le 24 mars. Par ce décret, le Gouvernement est venu limiter l'implantation des dark kitchens (ou « ghost kitchens »), locaux aménagés en cuisines, dans lesquels sont préparés des plats commandés sur internet, en vue de leur livraison au client.
Dans son communiqué du 6 septembre 2022, le Gouvernement indiquait déjà avoir acté avec les élus la création d'une « nouvelle catégorie spécifique » s'agissant des dark kitchens afin de donner aux maires des « outils juridiques efficaces et opérationnels […] pour réguler les dark stores et les dark kitchens, conformément à la volonté du Gouvernement depuis le début des concertations ».
Le décret modifie ainsi le 5° de l'article R. 151-28 pour intégrer, au sein de la destination « autres activités des secteurs primaire, secondaire ou tertiaire », la sous-destination « cuisine dédiée à la vente en ligne ». Ainsi, les entreprises réalisant une activité de livraison de repas à domicile au sein de locaux dont elles ont, au regard du Code de l'urbanisme, modifié la destination, se verront appliquer la même sanction que les sociétés Frichti, Gorillas et Getir.
Il est complété par un arrêté du même jour (A. n° REL2233598A, 22 mars 2023 modifiant la définition des sous-destinations des constructions pouvant être réglementées dans les plans locaux d'urbanisme ou les documents en tenant lieu) qui modifie l'article 5 de l'arrêté du 10 novembre 2016 relatif aux destinations et sous-destinations, en précisant que la sous-destination « cuisine dédiée à la vente en ligne » recouvre « les constructions destinées à la préparation de repas commandés par voie télématique. Ces commandes sont soit livrées au client soit récupérées sur place ».
Il importe de relever que l'arrêté du 22 mars 2023 est également venu préciser le contenu de la sous-destination « entrepôt », laquelle recouvre dorénavant, outre les constructions destinées au stockage des biens ou à la logistique, « les constructions destinées […] à l'entreposage des biens sans surface de vente, les points permanents de livraison ou de livraison et de retrait d'achats au détail commandés par voie télématique, ainsi que les locaux hébergeant les centres de données ».
Ainsi, s'il existait encore un doute après l'intervention de la décision du Conseil d'État relative aux dark stores, que ceux-ci relevaient bien de la sous-destination « entrepôts », l'intervention du Gouvernement lève définitivement tout doute.
Au niveau local, l'on peut constater un mouvement général de limitation de l'ubérisation des activités économiques. À titre d'exemple, la ville de Paris a, à plusieurs reprises, adopté des réglementations afin de réguler ces activités développées dans le cadre de la « nouvelle économie ».
S'agissant de l'activité de Airbnb, en 2022, la Direction du Logement et de l'Habitat de la ville de Paris a adopté un règlement municipal limitant la location d'un local à usage commercial en meublé de tourisme (règl. municipal fixant les conditions de délivrance des autorisations visant la location de locaux à usage commercial en meublés de tourisme en application de l'article L. 324-1-1 du Code du tourisme, adopté le 15 décembre 2021 par le Conseil de Paris et publié au Bulletin officiel de la Ville de Paris le 18 janvier 2022).
Par ailleurs, la maire de Paris a adopté plusieurs arrêtés en 2020, interdisant, de fait, la circulation des véhicules de tourisme avec chauffeurs (VTC) et des scooters en libre-service (V. not. A. n° 2020 T 12366, 16 oct. 2020, portant prorogation de l'arrêté n° 2020 T 11098 du 11 mai 2020 modifiant, à titre provisoire, les conditions de circulation rue de Rivoli, entre la rue Saint-Denis et la Place de la Concorde, à Paris 1er).
Enfin, la ville de Paris a organisé, le 2 avril 2023, une consultation afin que les habitants de la capitale se prononcent sur le maintien des trottinettes en libre-service à Paris. Il en ressort que près de 90 % des votants se sont opposés aux trottinettes en libre-service. Dès lors que la maire de Paris s'était engagée à respecter l'issue de la consultation, les AOT délivrées sur ce fondement ne devraient pas être renouvelées en septembre.
Dans la guerre juridique entre les villes et les plateformes de services, une nouvelle bataille a été gagnée par les villes mais le droit de l'urbanisme, décliné localement, devra trouver des solutions de régulation pour ces nouveaux services réclamés – sans nuisance – par leurs habitants.
Mots clés : Urbanisme / Aménagement. - Dark store.