La Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) a publié, le 10 mai dernier, sa « doctrine » en matière de conflits d'intérêts publics depuis l'entrée en vigueur de la loi n° 2022-217relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration, et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale du 21 février 2022, dite loi 3DS(www.hatvp.fr/presse/le-conflit-dinterets-publics-apres-la-loi-3ds/). À partir de deux avis récents, l'autorité administrative explicite, avec la pédagogie dont elle est désormais coutumière, les règles et régimes de déport des élus locaux résultant de cette évolution législative.
Pour appréhender ce délicat sujet de l'interprétation de la notion de conflit d'intérêts pour les élus locaux, il paraît, au préalable, nécessaire de revenir sur quelques épisodes précédents.
La loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique a défini de manière assez vague et générale la notion de conflit d'intérêts. En effet, en vertu de l'article 2 de ce texte, le conflit d'intérêts résulte de « la situation d'interférence entre des intérêts contradictoires, publics ou privés qui sont de nature à porter atteinte à l'exercice indépendant, impartial et objectif des fonctions ».
Cette définition large du conflit d'intérêts, appuyée par une jurisprudence très sévère de la chambre criminelle de la Cour de cassation en matière de prise illégale d'intérêts (Cass. crim., 22 oct. 2008, n° 08-82.068 ; Dr. pén. 2009, comm. 3, note M. Véron), a entraîné de nombreuses difficultés pour gérer les situations d'interférence entre deux intérêts publics ou plus largement pour encadrer l'intervention d'élus dans des entités plus ou moins liées à leur collectivité d'élection.
C'est la raison pour laquelle le législateur est intervenu.
Dans un premier temps, la loi n° 2021-1729 du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l'institution judiciaire a modifié l'article 432-12 du Code pénal qui prévoyait dans sa rédaction ancienne que le délit de prise illégale d'intérêts était caractérisé en présence d'un « intérêt quelconque ». Cette notion est désormais abandonnée au profit de celle « d'intérêt de nature à compromettre l'impartialité, l'indépendance et l'objectivité » de l'élu.
Ensuite, la loi n° 2022-217 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration, et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale du 21 février 2022 dite loi 3DS a continué d'harmoniser les régimes d'appréciation des risques de qualification de conseiller intéressé devant le juge administratif et de prise illégale d'intérêts devant le juge pénal (F. Jourdan et Y. Benrahou, La déontologie : 4e dimension de la loi 3DS : JCP A 2022, 2095, n° 12).
Elle a en effet ajouté un article aux dispositions du Code général des collectivités territoriales afin de créer un régime juridique général d'appréciation des risques pénaux, administratifs et déontologiques.
En outre, les dispositions de l'article L. 1111-6 de ce code restreignent le champ d'application des conflits d'intérêts en les excluant dès lors qu'un élu représente, en application de la loi, sa collectivité au sein d'une structure d'une personne morale de droit public ou privé.
Le I. de l'article L. 1111-6 du CGCT dispose ainsi que « les représentants d'une collectivité territoriale ou d'un groupement de collectivités territoriales désignés pour participer aux organes décisionnels d'une autre personne morale de droit public ou d'une personne morale de droit privé en application de la loi ne sont pas considérés, du seul fait de cette désignation, comme ayant un intérêt, au sens de l'article L. 2131-11 du présent code, de l'article 432-12 du Code pénal ou du I de l'article 2 de la loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique, lorsque la collectivité ou le groupement délibère sur une affaire intéressant la personne morale concernée ou lorsque l'organe décisionnel de la personne morale concernée se prononce sur une affaire intéressant la collectivité territoriale ou le groupement représenté. ».
Toutefois, si l'ajout de la condition « en application de la loi » a précisé les situations dans lesquelles les élus sont, ou ne sont pas, en situation de conflit d'intérêts devant donner lieu à un déport des décisions concernées, il a néanmoins laissé subsister des zones d'ombre sur sa signification et ses conséquences concrètes pour les élus.
Dans le cadre de son travail de conseil auprès des élus locaux, la HATVP a rendu deux avis synthétisés dans une « doctrine » publiée sur son site internet. Celle-ci apporte à la fois des précisions (1) et des outils (2) utiles pour mettre fin aux conflits d'intérêts et mieux interpréter cette notion à l'aune des apports de la loi 3DS.
La modification de l'état du droit opérée par la loi 3DS a suscité des interrogations relatives aux obligations de déport incombant aux élus disposant d'intérêts distincts, notamment au sein d'une entreprise publique (nationale, Société d'économie mixte SEM, Société publique locale SPL) ou d'un organisme privé créé par une personne publique (Fiche pratique n° 4592 : Prévenir les conflits d'intérêts dans la sphère publique, par P. Villeneuve, 9 févr. 2023).
Ainsi que le rappelle la HATVP, cette évolution législative « écarte en principe les risques de conflit d'intérêts, de prise illégale d'intérêts et d'être considéré comme conseiller intéressé à l'affaire lorsque les élus ont été désignés “en application de la loi”». (Délib. n° 2022-465, 29 nov. 2022, relative à la demande d'avis déontologique de X).
Mais que recouvre l'expression « en application de la loi » au sens de l'article L. 1111-6 du CGCT ? En l'absence de précision du législateur, la HATVP a donné son interprétation de cette notion. Elle indique que cela signifie que :
En outre, la HATVP rappelle que l'aménagement des risques administratifs, déontologiques et pénaux « n'a vocation à s'appliquer que pour autant que la participation de l'élu à un organisme extérieur est de nature à générer un risque de conflit d'intérêts, de prise illégale d'intérêts et d'être considéré comme conseiller intéressé à l'affaire ».
Selon la doctrine de l'autorité, cela signifie qu'il n'existe pas, en principe, de conflits d'intérêts pour la participation des élus aux organes dirigeants d'organismes de droit public chargés d'une mission de service public administratif « dont les intérêts ne sauraient en principe être regardés comme divergents de ceux des collectivités territoriales et de leurs groupements ». Les amateurs de la jurisprudence bac d'Eloka vont ainsi pourvoir s'en donner à cœur joie (T. confl., 22 janv. 1921, Sté commerciale de l'Ouest africain).
Aucune mesure de déport n'est ainsi préconisée dans ces derniers cas, en dehors de l'hypothèse de la délibération portant sur la rémunération de l'élu liée à sa désignation (CGCT, art. L. 1111-6, II).
Enfin, lorsque l'élu représente sa collectivité ou son établissement dans les organes décisionnels d'un organisme extérieur autre qu'un organisme de droit public chargé d'une mission de service public administratif, et qu'il n'a pas été désigné en application de la loi, la HATVP préconise un déport de toutes les décisions portant sur cet organisme. En revanche, dans cette même hypothèse, l'élu peut participer aux échanges sur la politique générale de l'organisme dans lequel il siège ainsi qu'aux échanges organisés avec les autres élus pour leur rendre compte de ses activités.
Il convient de rappeler qu'en vertu du 3° du I de l'article 20 de la loi du 11 octobre 2013, la HATVP « répond aux demandes d'avis des personnes mentionnées au 1° du présent I [i.e. les membres du Gouvernement, les députés et sénateurs ainsi que les personnes mentionnées à l'article 11 de la même loi] sur les questions d'ordre déontologique qu'elles rencontrent dans l'exercice de leur mandat ou de leurs fonctions ».
C'est dans le cadre de deux demandes d'avis que la HATVP a pu apporter des réponses pratiques et précises aux questions posées par des élus sur des situations de risque de conflits d'intérêts publics.
Si ces avis lui ont permis d'expliciter le sens des dispositions issues de la loi 3DS, elle s'est également attelée à les appliquer immédiatement à des demandes d'avis déontologiques spécifiques. Bien que ces avis n'aient pour destinataires que leurs demandeurs, ils participent toutefois de la constitution d'une doctrine pertinente pour les élus se trouvant dans des situations analogues, sous réserve bien entendu de l'interprétation du juge.
Dans sa première délibération (Délib. n° 2022-150, 2 mai 2022, relative à la demande d'avis déontologique de Monsieur Alain Anziani), la HATVP a répondu au président de Bordeaux Métropole, lequel souhaitait obtenir un avis sur « les mesures de prévention des conflits d'intérêts à mettre en œuvre pour les conseillers métropolitains désignés par la collectivité pour la représenter au sein d'instances décisionnelles d'organismes extérieurs, lorsque le conseil métropolitain délibère sur ces organismes ».
Dans un premier temps, la HATVP a précisé la situation des élus participant aux instances d'une association. Elle rappelle que la Haute Juridiction judiciaire considère que le délit de prise illégale d'intérêts « peut être constitué même si l'élu ne retire de l'opération aucun bénéfice et si la collectivité ne souffre d'aucun préjudice » (Cass. crim., 22 oct. 2008, n° 08-82.068), et que cette participation, à titre personnel ou sur désignation de la collectivité, « même sans rémunération associée, nécessite ainsi, en principe, la mise en œuvre d'un déport de toute délibération concernant l'association ».
Néanmoins la HATVP a conclu que le simple fait qu'un élu soit adhérent d'une association ne constitue pas, à lui seul, un intérêt personnel suffisamment important pour justifier des déports systématiques. Cette position implique alors que chaque situation doit faire l'objet d'une analyse en l'espèce selon « la nature de l'association, son objet et le nombre de ses adhérents et, d'autre part, de l'objet de la délibération et du contexte dans lequel elle intervient. ».
Dans un second temps, elle s'est positionnée sur la situation des élus participant au conseil d’administration ou d'exploitation d'une régie. La HATVP a considéré que le fait, pour un élu, de prendre part à une délibération intéressant une régie, même personnalisée, alors qu'il participe à son conseil d’administration ou d'exploitation, ne comporte ni prise illégale d'intérêts ni situation de conflit d'intérêts.
Dans sa seconde délibération (Délib. n° 2022-465, 29 nov. 2022, relative à la demande d'avis déontologique de X), la HATVP répondait à un président de métropole qui s'interrogeait sur la situation des élus siégeant au sein des organes décisionnels d'un groupement d'intérêt public ; d'une société coopérative d'intérêt collectif (SCIC) dont la métropole est associée ; d'une université ; d'une société d'aménagement foncier et d'établissement rural (SAFER) ; d'une agence d'urbanisme constituée sous forme d'association ; et de l'école nationale Y.
Cette seconde saisine fut l'occasion pour la Haute Autorité de livrer son analyse sur la participation à ces différentes entités.
Ainsi il convient de retenir de cet avis que les élus désignés par la métropole pour siéger au sein des organes décisionnels de ces trois derniers types d'organismes ne doivent mettre en œuvre un déport que pour les décisions de la collectivité énumérées au II de l'article L. 1111-6 du CGCT (V. infra).
Concernant les groupements d'intérêt public, la Haute Autorité ne préconise aucun déport lorsqu'ils gèrent une activité de service public administratif. En revanche, lorsqu'ils gèrent une activité de service public industriel et commercial, les déports à mettre en œuvre sont ceux énumérés au II de l'article L. 1111-6 du CGCT « dès lors que la participation des représentants de la collectivité aux organes dirigeants du groupement résulte de l'application de la loi du 17 mai 2011, en particulier de son article 105 ».
Là où des doutes sur la nécessité ou la manière de mettre en place un déport se présenteraient, les élus trouveront utilement des réponses concrètes dans la nouvelle doctrine de la Haute Autorité.
La HATVP rappelle sur le fondement du II. de l'article L. 1111-6 du CGCT, que les élus doivent :
se déporter des délibérations les désignant dans l'organisme extérieur qui fixent le montant de leur rémunération ou de leurs avantages ;
se déporter des décisions relatives à l'attribution par la collectivité d'un contrat de la commande publique à l'organisme extérieur ;
se déporter des décisions accordant une garantie d'emprunt ou une aide à l'organisme extérieur ; la HATVP précisant que cette aide est largement entendue par le législateur et correspond aux « subventions, prestations de services, bonifications d'intérêts, rabais sur le prix de vente, prêts, avances remboursables, crédits-baux et locations ou locations-ventes octroyés à des conditions plus favorables que les conditions du marché » ;
et, s'abstenir de participer aux commissions d'appel d'offres et commissions d'attribution de délégations de service public lorsque cet organisme est candidat à l'attribution du contrat.
Elle a également rappelé que la mise en œuvre d'un déport s'effectue dans les conditions prévues par la jurisprudence pénale.
Pour rappel, le juge répressif indique que les élus doivent se déporter lorsqu'ils participent aux séances de l'assemblée délibérante de leur collectivité, non seulement du vote de la délibération mais également des débats préalables à ce vote, et s'abstenir de participer à toute réunion, discussions ou travaux préparatoires. La HATVP ajoute que « les procès-verbaux des séances de l'organe délibérant et d'éventuelles réunions préparatoires doivent faire mention des déports et du fait que l'élu concerné a quitté la salle » (Délib. n° 2022-150 préc.).
Observations :
Il convient à cet égard de souligner que la foire aux questions également publiée récemment sur le site de la Direction générale des collectivités locales sur ce même sujet des conflits d'intérêts comporte un conseil plus nuancé sur les modalités de déport (www.collectivites-locales.gouv.fr/files/Institution/4.%20elus%20locaux/FAQ%20-%20Conflits%20d'int%C3%A9r%C3%AAts%20-%20mai%202023.pdf). En effet, à la question « l'élu doit il obligatoirement sortir de la salle lorsqu'il se déporte », la DGCL répond, sans doute un peu légèrement, que la sortie de la salle ne constitue pas une obligation mais une possibilité. Cette possibilité, compte tenu de la jurisprudence, nous paraît toutefois plus que recommandée.
Néanmoins, les élus n'ont aucunement à se déporter du vote du budget de la collectivité. Ainsi ne donnent pas lieu à un déport « les subventions dont l'attribution n'est pas assortie de conditions d'octroi et dont le versement est décidé au moment du vote du budget, dans une ligne budgétaire dédiée ou dans un état annexé (articles L. 2311-7 et L. 4311-2 du CGCT) ».
Enfin, la HATVP a assorti sa doctrine d'un tableau très pratique résumant les risques et règles de déport pour les élus locaux.
Dans ce cadre juridique révisé, vous trouverez ci-après quelques exemples d'arrêtés de déport pour mettre en œuvre la doctrine de l'autorité.
Arrêté portant déport de M/Mme X, [mandat/fonction de l'élu(e)]
[L'ELU (E) (fonction/mandat)],
Vu la loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique ;
Vu le décret n° 2014-90 du 31 janvier 2014 ;
Vu la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique ;
Vu la loi n° 2022-217 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration, et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale adoptée le 21 février 2022,
Vu le Code général des collectivités territoriales ;
Vu le Code pénal ;
Article 1. M/Mme X [l'élu(e)] s'abstient de toute intervention dans la [décision/ délibération objet de la mesure de déport].
Article 2. M/Mme Y est désigné(e) en lieu et place de M/Mme X et se voit déléguer par la présente la compétence pour [détail des missions de l'élu(e) faisant l'objet du déport].
Article 3. L'arrêté est exécutoire à compter du [date de sa publication] et jusqu'à la fin du mandat ou des fonctions de X ou, le cas échéant, de la date à laquelle le conflit d'intérêts prend fin.
Fait à [lieu], le [date].
Signature de X
Formulaire de déclaration de conflit d'intérêts
En vertu de l'article 2 de la loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique, le conflit d'intérêts est défini comme la situation d'interférence entre des intérêts contradictoires, publics ou privés qui sont de nature à porter atteinte à l'exercice indépendant, impartial et objectif des fonctions.
Il convient dès lors de déclarer tout lien d'intérêts qui interférerait avec vos missions en renseignant ce formulaire. Les données personnelles renseignées sont collectées et traitées dans le respect des dispositions du RGPD. Néanmoins, veuillez ne renseigner aucune donnée de nature à identifier d'autres personnes.
Nom :
Prénom :
Fonction / mandat :
Le conflit d'intérêts est :
• Potentiel
• Avéré : précisez la date de début du conflit :
Nature des liens d'intérêts :
• Liens personnels ou familiaux
• Liens professionnels
• Liens financiers
Précisez : liens familiaux 1er degré (enfants/parents), 2nd degré (sœurs/frères, grands-parents, petits-enfants), détail du lien amical, familial plus éloigné, professionnel ou financier.
Durée du conflit d'intérêts :
• Antérieur à la prise de poste : précisez la période affectée :
• Temporaire : préciser la période affectée :
• Permanent
Degré d'interférences :
• Le conflit d'intérêts affecte l'ensemble de vos missions
• Le conflit d'intérêts affecte certaines de vos missions : précisez lesquelles :
Signature
Mots clés : Compliance. - Conflit d'intérêts.