Solution. – Dans sa décision « Institut Montaigne » du 14 octobre 2024, le Conseil d'État a jugé que les think tanks ne sont pas, par principe, des représentants d'intérêts. Les juges ont toutefois précisé que si, eu égard aux conditions dans lesquelles l'organisme de réflexion est financé, aux modalités de sa gouvernance et aux conditions dans lesquelles ses études et travaux sont menés, il poursuit la défense d'un intérêt particulier, un think tank peut être considéré comme un représentant d'intérêts.
Impact. – Les groupes de réflexion ne sont, en principe, pas soumis aux obligations afférentes aux représentants d'intérêts. Par cette décision, le Conseil d'État précise les contours d'une notion qui n'avait jusque-là pas fait l'objet d'une définition ou d'un régime juridique spécifique. Cette solution érode toutefois l'objectif de transparence de la vie publique.
CE, 14 oct. 2024, n° 472123, 475251 et 487972, Institut Montaigne : Lebon ; JCP A 2024, act. 519
Apparus aux États-Unis, à la fin du XIXe, les « think tanks » ou les groupes de réflexion en français, se sont développés en Europe à partir des années 1980. Parmi les plus connus, l'Institut Montaigne, la Fondation Jean Jaurès ou encore le Club des Juristes. Les think tanks constituent des organismes de réflexion, d'expertise et de recherche sur des sujets déterminés et dont l'objectif est de produire des travaux destinés à être publiés. La principale difficulté pour les définir tient à ce que les contours de leurs missions et leur forme d'organisation diffèrent d'une structure à l'autre. En France, contrairement aux États-Unis par exemple, les think tanks ne sont pas régis par un cadre juridique précis. Ainsi, il n'existe pas de définition de ces organismes.
S'agissant des « représentants d'intérêts » ou « lobbies », c'est à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (« HATVP ») qu'a été confiée la mission de les réguler par la loi du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite « loi Sapin 2 ». Un lobby s'entend, selon la définition du centre national de ressources textuelles et lexicales (« CNRTL »), comme un « groupement, organisation ou association défendant des intérêts financiers, politiques ou professionnels, en exerçant des pressions sur les milieux parlementaires ou des milieux influents, notamment les organes de presse ».
Les obligations auxquelles sont soumis les représentants d'intérêts sont doubles. D'une part, aux termes de l'article 18-3 de la loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique, les représentants d'intérêts doivent communiquer des informations relatives à leur identité, aux actions de représentation d'intérêts qu'ils effectuent à l'égard des responsables publics et aux moyens qu'ils y consacrent. L'objectif de ce répertoire est d'assurer, selon le site officiel de la HATVP, « l'information des citoyens sur les relations entre les représentants d'intérêts et les pouvoirs publics ». D'autre part, aux termes de l'article 18-5 de la loi précitée, ils doivent exercer leur activité avec « probité et intégrité » et s'abstenir de certains agissements contraires aux principes déontologiques.
Dans son rapport d'activité de 2020, la HATVP mettait déjà en avant des « difficultés persistantes liées au cadre juridique du registre » et notamment les problèmes liés aux critères d'identification du représentant d'intérêts. Cette dernière y précisait que : « l'activité d'influence sur la décision publique est centrale pour certains think tanks, qui ont notamment recours à la diffusion et à la promotion de rapports et de notes stratégiques dans un objectif de conviction, afin de défendre des intérêts spécifiques ». Ainsi dès 2020, la HATVP a entrepris des échanges avec plusieurs de ces groupes de réflexion, dont l'Institut Montaigne, afin de déterminer s'ils pouvaient être qualifiés de représentants d'intérêts. À l'issue de ces échanges, la HATVP a finalement décidé de les intégrer dans la définition des représentants d'intérêts, position concrétisée au sein des lignes directrices publiées le 1er juillet 2023. Dans l'affaire commentée, le Conseil d'État a dû se prononcer sur la définition des représentants d'intérêts et sur l'inclusion des groupes de réflexion dans cette définition posée par la loi de 2016.
Dans un contexte d'exigence croissante de transparence de la vie publique et de montée en puissance des think tanks sans cadre juridique entourant leurs activités, la décision commentée met en lumière les insuffisances de la loi de 2016.
L'Institut Montaigne, association à but non lucratif, est un groupe de réflexion français, fondé en 2000. Celui-ci a saisi le Conseil d'État afin qu'il annule d'une part les courriers des 11 mars et 9 septembre 2022 et du 26 janvier 2023 par lesquels la HATVP lui a demandé de procéder à son inscription sur le répertoire des représentants d'intérêts ou, à défaut, de faire état de ses interactions avec des responsables publics français et d'autre part, la décision n° 2023-1 du 19 avril 2023 de notification de manquements à ses obligations.
En effet, et à la suite de la publication de ses lignes directrices, la HATVP considérait que l'Institut Montaigne devait se soumettre aux obligations déclaratives inhérentes aux représentants d'intérêts. Dans ses lignes directrices publiées le 1er juillet 2023 prenant effet le 1er octobre 2023, la HATVP précise que : « Sont susceptibles d'être qualifiées de représentants d'intérêts les personnes morales de droit privé, quel que soit leur statut ou leur objet social (y compris celles qui remplissent une mission d'intérêt général ou qui sont reconnues d'utilité publique) : il peut s'agir de sociétés commerciales, de sociétés civiles, d'entreprises publiques, d'associations, de fondations, de syndicats, d'organismes professionnels ou de tout autre structure ayant la personnalité morale, tels que des organismes de recherche ou des groupes de réflexion (think tanks, etc.) ».
En outre, ces lignes directrices énoncent qu'un organisme de réflexion doit être considéré comme un représentant d'intérêts, à la seule condition qu'il exerce, à titre principal ou de façon régulière, des actions d'entrées en communication avec un responsable public afin d'influer sur une décision publique existante ou à venir. Le Conseil d'État a considéré que les lignes directrices énonçaient ainsi un principe selon lequel les organismes de réflexion étaient des représentants d'intérêts à la seule condition qu'ils exercent, à titre principal ou de façon régulière, des actions d'entrées en communication avec un responsable public afin d'influer sur une décision publique existante ou à venir.
Or, le Conseil d'État a écarté un tel principe et considère d'une part, qu'un organisme qui se consacre à une activité de réflexion et de recherche sur des sujets déterminés ne saurait être regardé comme un représentant d'intérêts à ce seul titre. D'autre part, même si l'organisme entre régulièrement en contact avec les décideurs publics pour réaliser ses études ou travaux, faire part de ses conclusions ou promouvoir des propositions de réforme des politiques publiques, en l'absence d'intérêt clairement identifié, cette activité ne peut par elle-même être regardée comme poursuivant un intérêt. Ainsi, le Conseil d'État a considéré que les lignes directrices méconnaissaient le sens et la portée des dispositions de la loi du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique, en l'absence d'intérêt clairement identifié des think tanks.
Le Conseil d'État préconise alors une analyse casuistique des organismes afin de déterminer s'ils constituent des représentants d'intérêts et notamment au regard de leurs conditions de financement, des modalités de leur gouvernance et aux conditions dans lesquelles les études et travaux sont menés. Ainsi, la Haute Juridiction distingue deux critères cumulatifs pour qualifier un think tank de représentant d'intérêts. Premièrement, que l'organisme exerce, à titre principal ou de façon régulière, des actions d'entrées en communication avec un responsable public. Deuxièmement, que les conditions de financement, des modalités de sa gouvernance et les conditions dans lesquelles les études et travaux sont menés, révèlent la défense d'un intérêt particulier.
Cette appréciation casuistique permet notamment de distinguer les groupes de pression qui pourraient revêtir la forme du think tank et qui répondraient pourtant aux commandes de personnes privées morales ou physiques et défendraient leurs intérêts auprès des pouvoirs publics. Ces liens de dépendance peuvent être révélés à travers la structure de leur financement, la composition de leurs organes de gouvernance ainsi que les gages d'indépendance intellectuelle laissés à leurs contributeurs. Finalement, le raisonnement est le même que pour le critère de la présence d'une personne publique au contrat. Les entités privées « transparentes » qui, lorsqu'elles sont créées à l'initiative d'une personne publique qui en contrôle l'organisation et le fonctionnement et qui lui procure l'essentiel de ses ressources, permettent de satisfaire au critère organique (CE, 21 mars 2007, n° 281796, Cne Boulogne-Billancourt : Lebon ; , note G. Eckert).
Tirant les conclusions de ce raisonnement, le Conseil d'État a ainsi accueilli les conclusions d'annulation des lignes directrices présentées par l'Institut Montaigne. En effet, les lignes directrices litigieuses étaient de nature à produire des effets notables sur les think tanks en entrainant leur inscription automatique au répertoire. Dès lors, ces dernières étaient susceptibles de recours en excès de pouvoir devant le juge (CE, 13 déc. 2017, n° 401799, Sté Bouygues Telecom et a. : , note F. Tesson et CE, 12 juin 2020, n° 418142, GISTI ; JCP A 2020, 2189). Les autres conclusions d'annulation des courriers et de la notification de manquements adressées par la HATVP à l'Institut Montaigne ont quant à elles été rejetées dès lors qu'elles ne portaient que sur des actes préparatoires qui précèdent une éventuelle mise en demeure.
Pour rappel, un an auparavant, le 4 octobre 2023, le Conseil d'État avait, pour la première fois, examiné la légalité d'une mise en demeure de la HATVP prononcée à l'encontre d'une société lui enjoignant de se conformer à ses obligations de déclaration. Cette décision fut l'occasion de préciser que le juge exerce un contrôle normal sur ce type de décision. Dans le cadre de ce contrôle, le Conseil d'État s'était cependant, à l'inverse de la décision ici commentée, rangé à l'interprétation de la HATVP en matière d'activités de lobbying précédant les procédures de passation de marchés publics et avait validé le contenu des lignes directrices en la matière (CE, 4 oct. 2023, n° 454659, Sté Deveryware : Lebon T. ; JCP A 2023, act. 590).
La position du Conseil d'État considérant que, par principe, les groupes de réflexions ne sont pas des représentants d'intérêts, apparaît cohérente. En effet, l'écosystème des think tanks est profondément caractérisé par son hétérogénéité de sorte qu'une appréciation au cas par cas apparaît plus à même d'épouser leurs réalités. Pour autant, une telle position du Conseil d'État soulève plusieurs interrogations.
Tout d'abord, il ressort de la décision Institut Montaigne que les think tanks, dans le cadre de leurs activités, sont effectivement en contact de manière régulière avec des décideurs publics pour promouvoir des réformes de politiques publiques, ce qui s'apparente aux activités des lobbys. Pour rappel, la HATVP définit sur son site internet le « lobbying » comme une activité qui consiste à « prendre l'initiative d'entrer en contact avec des personnes chargées d'élaborer et de voter les décisions publiques » notamment pour y exercer une influence dans le sens d'intérêts précis. Le critère fonctionnel, quant à lui, est tiré de ce que la personne morale considérée possède un dirigeant, un employé ou un membre dont « l'activité principale ou régulière » est « d'influer sur la décision publique, notamment sur le contenu d'une loi ou d'un acte réglementaire en entrant en communication » avec des décideurs publics.
Or, l'objet même des laboratoires d'idées est de peser sur la prise de décision en relayant expertises et recommandations auprès du personnel politique et en multipliant à cette fin les interactions (rencontres, remise de notes, participation à des auditions, organisation de conférences et de colloques…). Une telle circonstance pourrait constituer un critère unique et suffisant pour exiger de la transparence de la part des think tanks dans leurs relations avec les pouvoirs publics et pour les soumettre ainsi à des obligations déclaratives. Pourtant, pour le Conseil d'État, en application de la loi Sapin 2, la question centrale ne réside pas tant dans les activités menées par ces organismes, qui sont identiques à celles des lobbys, mais plutôt dans l'identification de l'intérêt identifié qu'ils défendent. En effet, un lobby défend un intérêt très clair et spécifique. Par exemple, les intérêts économiques et industriels.
En ce sens, la Cour de cassation définit un lobby comme « un groupe de pression ayant pour finalité de faire prévaloir ses intérêts particuliers ». En matière de diffamation, elle ainsi considéré qu'en alléguant qu'un député se comporte en « protecteur des intérêts fiscaux du lobby pétrolier », ce comportement sous-entendait une prise de position partiale en faveur d'intérêts spécifiques, au détriment des finances publiques et de l'intérêt collectif (Cass. crim., 1er déc. 1998, n° 97-86.465).
A contrario, un groupe de réflexion ne défend pas forcément un intérêt précisément identifié. Le Conseil d'État considère qu'en l'absence d'intérêts identifiés, un organisme ne peut être qualifié de représentant d'intérêts. Or, toute la complexité des enjeux autour de la qualification des think tanks en représentant d'intérêts tient à leurs liens, parfois opaques, avec divers intérêts privés. En effet, si les think tanks se présentent comme des organismes objectifs dont les travaux sont fondés sur des analyses scientifiques et intellectuelles visant l'intérêt général, leur indépendance n'est pas systématiquement garantie.
À titre comparatif, au niveau européen, l'accord interinstitutionnel du 20 mai 2021 entre le Parlement européen, le Conseil de l'Union européenne et la Commission européenne sur un registre de transparence obligatoire définit les représentants d'intérêts comme « toute personne physique ou morale, ou tout groupe, association ou réseau, qu'il soit formel ou informel, qui participe à des activités couvertes ». Aux termes de l'article 3 de cet accord, les activités couvertes se composent notamment de l'organisation de réunions, de conférences, la contribution à des consultations, la mise sur pied de campagnes de communication. L'approche européenne, en se fondant sur un critère matériel, est extensive : est un représentant d'intérêts tout organisme exerçant des actions visant à influencer les politiques publiques. En 2023, près de 569 groupes de réflexion et organismes de recherche y étaient référencés. La soumission des think tanks aux obligations inhérentes aux représentants d'intérêts aurait permis davantage de transparence et de mieux appréhender leurs relations avec les pouvoirs publics répondant ainsi au but assigné au répertoire public par la loi. D'autant que l'objectif d'améliorer la transparence des rapports entre les représentants d'intérêts et les pouvoirs publics est qualifié de but d'intérêt général par le Conseil constitutionnel (Cons. const., 8 déc. 2016, n° 2016-741 DC).
Ainsi, une redéfinition législative de la notion de représentants d'intérêts apparaît pertinente comme le souligne le rapport de janvier 2021 du député M. Waserman, président de la délégation du bureau chargée des représentants d'intérêts et des groupes d'études, « Pour un lobbying plus responsable et transparent ». Il précise l'importance « de clarifier la définition du représentant d'intérêts (critères organique et matériel) afin que certaines catégories d'acteurs, telles que les think tanks ou fondations, s'inscrivent plus naturellement sur le registre. Une solution pourrait consister à se rapprocher de la définition retenue par nos partenaires irlandais ou européen en se focalisant sur l'activité de lobbying (ce que les lobbies font) plutôt que sur le statut juridique du lobby (ce que les lobbies sont) ».
Si le Conseil d’État éclaire sur les indices permettant d’identifier un représentant d'intérêts, il n’établit pas une méthode d’analyse précise
En l'état actuel de la loi, le Conseil d'État préconise l'appréciation au cas par cas de la qualification des think tanks comme représentants d'intérêts. Or, cette appréciation implique de déterminer les conditions précises permettant d'opérer une telle qualification. Quelles « conditions de financement, modalités de sa gouvernance et conditions dans lesquelles les études et travaux sont menés » mènent à une telle qualification ? Très concrètement, à partir de quel pourcentage de financement privé le think tank est considéré comme représentant un intérêt identifié ? Si le Conseil d'État éclaire sur les indices permettant d'identifier un représentant d'intérêts, il n'établit pas une méthode d'analyse précise. Il appartient ainsi à la HATVP (ou au législateur) de déterminer une grille de critères exhaustive. Enfin, une fois cette grille établie, y répondre impliquera un travail substantiel de la part de la HATVP, qui doit être mené de conserve avec les think tanks afin d'obtenir les informations relatives à leurs « conditions de financement, aux modalités de leur gouvernance et conditions dans lesquelles les études et travaux sont menés » propres à chaque organisme. L'appréciation casuistique apparaît ainsi particulièrement complexe et risque de manquer cruellement… de transparence.