Le mécanisme de l'enquête interne n'est pas nouveau. Les entreprises diligentent ce type d'investigations depuis bien longtemps, notamment dans les domaines du droit bancaire et financier, ou en matière de pratiques anticoncurrentielles. Toutefois, avec l'entrée en vigueur de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, loi dite Sapin II (L. n° 2016-1691, 9 déc. 2016 : JO 10 déc. 2016, texte n° 2. - Sur la loi, V. notamment, JCP E 2016, act. 1008 ; JCP G 2017, act. 3, J.-M. Brigant ; Dr. sociétés 2016, repère 12, M. Roussille. - M. Roussille, Loi Sapin 2 et droit des sociétés : JCP E 2017, 1048), les dispositifs d'alerte interne se sont multipliés en France. Selon une étude récente, le dispositif d'alerte professionnelle serait même le dispositif prévu par ladite loi le mieux implémenté au sein des entreprises, à ce jour (Grand Thornton, 3e Baromètre Anticorruption 2020, éd. 2020). Cette nouvelle obligation a fortement contribué au développement récent des enquêtes internes (L'alerte éthique en France : panorama et effectivité : Actes prat. ing. sociétaire 2019, dossier 17).
L'enquête interne est une procédure d'investigation mise en place au sein d'une entreprise à la suite d'une alerte lancée par un salarié, d'un signalement effectué par le comité social et économique (CSE), ou encore, du fait d'éléments mis en lumière dans le cadre d'un contrôle interne ou externe.
Menée en interne, indépendamment de toute contrainte par une force publique, elle permet de vérifier les allégations, protéger les témoins et éventuelles victimes, déterminer, le cas échéant, des sanctions à l'encontre des auteurs des faits avérés, ainsi que d'adopter des mesures correctives pour éviter la réitération des faits réprimés.
La loi Sapin II a consacré la volonté sociétale de lutter contre la corruption sous toutes ses formes, incluant le délit de trafic d'influence, mais aussi de concussion, de prise illégale d'intérêts, de détournement de fonds ou encore de favoritisme, en somme, toutes les « atteintes à la probité » selon la terminologie du Code pénal.
À cette fin, le législateur a choisi de faire de l'entreprise de plus de 500 salariés et dont le chiffre d'affaires est supérieur à 100 millions d'euros, le sujet et l'acteur majeurs de cette cause. Estimant que ces entreprises ont un rôle à jouer dans le bon fonctionnement des institutions et de la démocratie, les dispositions de la loi Sapin II renforcent leur responsabilité juridique en particulier dans le domaine de la lutte anti-corruption.
En pratique, les dispositions de la loi imposent à ces entreprises d'instaurer, en interne, un programme de compliance anticorruption composé de huit mesures. L'une d'entre elles, consacrée par le 2e du II de l'article 17 de cette loi, prévoit que l'entité assujettie à ces dispositions, doit mettre en œuvre « Un dispositif d'alerte interne destiné à permettre le recueil des signalements émanant d'employés et relatifs à l'existence de conduites ou de situations contraires au code de conduite de la société ».
Les dispositions précitées ne prévoient pas explicitement d'obligation de déclencher une enquête à réception d'une alerte. Toutefois, l'enquête interne présente de nombreux avantages financiers et non financiers pour l'entreprise.
Les entreprises dotées d'un dispositif d'enquête interne sont capables d'identifier les risques à un stade précoce et ainsi d'éviter les potentielles amendes sanctionnant les faits réprimés. D'ailleurs, selon une récente étude, un tiers des entreprises interrogées ont « réussi à découvrir plus de 80 % du préjudice financier total grâce au dispositif d'alerte et d'enquête mis en place » (EQS Group, Fachhochschule Graubünden University of Applied Sciences, Rapp. 2021 sur les alertes professionnelles, 2021). En outre, un tel dispositif permet à l'entreprise de se prémunir contre le risque d'éventuels scandales rendus publics et susceptibles de nuire à sa réputation.
En effet, ne pas traiter une alerte, c'est aussi s'exposer au risque que le lanceur d'alerte rende son signalement public face à l'inaction de l'entreprise. À cet égard, l'une des dispositions majeures de la proposition de loi n° 4398 du 21 juillet 2021 visant à améliorer la protection des lanceurs d'alerte, transposant la directive (UE) 2019/1937 du 23 octobre 2019, prévoit que le salarié lanceur d'alerte pourra désormais s'adresser directement aux autorités nationales compétentes sans avoir à alerter son supérieur hiérarchique en amont (V. dernièrement, Proposition de loi visant à améliorer la protection des lanceurs d'alerte : adoption en 1re lecture à l'Assemblée nationale : AN, proposition de loi, TA n° 692, 17 nov. 2021 ; JCP E 2021, act. 820).
Bâtir une solide culture de l'intégrité, de la transparence et de la tolérance zéro face à toutes les formes de corruption au sein de l'entreprise est donc la stratégie à privilégier. L'élaboration d'une procédure d'alerte et d'enquête interne contribue à une culture d'entreprise crédible pour les lanceurs d'alerte. Le salarié confiant dans la volonté de son entreprise de prendre au sérieux son signalement, et surtout d'agir en conséquence, n'aura pas le réflexe de s'adresser directement aux autorités nationales compétentes. L'entreprise garde ainsi la maîtrise de l'alerte et de son traitement.
Cependant, si la personne morale est maître de la conduite de l'enquête, mener une telle opération n'est pas sans engendrer une pluralité de risques pour les individus qui y sont impliqués.
Il est donc primordial que chaque entreprise pouvant être amenée à conduire une enquête interne se dote d'un cadre assurant la confidentialité de l'identité et du message du lanceur d'alerte ainsi que des témoins, protégeant les droits de la défense, et garantissant la protection des données personnelles de toutes les parties prenantes de l'enquête.
La présente étude entend délivrer quelques conseils pratiques permettant de formaliser la procédure d'enquête interne en assurant sa régularité.
Lorsque l'entreprise reçoit une alerte via son dispositif prévu à cet effet conformément au 2e du II de l'article 17 de la loi Sapin II, il est important qu'elle s'en préoccupe sans délai. Dans un premier temps, il lui revient donc d'y apporter une réponse immédiate. Il est ainsi souhaitable d'envoyer à l'émetteur de l'alerte, un courriel accusant réception de son signalement.
Ce courriel est également l'occasion de lui rappeler la protection légale entourant son alerte ainsi que ses droits portant sur ses données personnelles (P. Villeneuve, Lanceur d'alerte, nouvelle directe pour une nouvelle protection : JCP A 2018, act. 540). En effet, la loi Sapin II garantit la confidentialité de l'identité ainsi que du contenu du message du lanceur d'alerte. En outre, en vertu du règlement général sur la protection des données, RGPD (PE et Cons. UE, règl. (UE) n° 2016/679, 27 avr. 2016 : JOUE n° L 119, 4 mai 2016, p. 1 ; V. notamment JCP E 2016, act. 422 ; JCP E 2016, 1323 à 1329), le lanceur d'alerte a un droit d'accès et de rectification à l'égard des données personnelles le concernant qui auraient pu être recueillies dans le cadre de son alerte.
À ce sujet, il est recommandé que l'entreprise procède, avant même l'élaboration de sa procédure d'enquête interne, à une analyse d'impact relative à la protection des données (AIPD) nécessaire à la gestion des signalements mais également à leur traitement dans le cadre d'une investigation (CNIL, délib. n° 2018-327, 11 oct. 2018, Liste des types d'opérations de traitement pour lesquelles une analyse d'impact relative à la protection des données est requise).
Ensuite, il convient de mettre en œuvre un premier filtre afin d'évaluer la recevabilité de l'alerte ainsi que l'opportunité de mener une enquête interne. Soulignons que le déclenchement systématique d'une enquête à chaque alerte n'est pas recommandé. Une enquête interne non proportionnée aux faits allégués exposerait l'entreprise à un risque de mise en cause de sa responsabilité et en matière de données personnelles inutile.
S'il s'avère que l'alerte est recevable et pertinente, des investigations plus approfondies doivent être menées. Il est alors nécessaire que l'entité ait nommé des personnes en son sein, fonctionnellement désignées pour traiter l'alerte. Il est très important que ces personnes présentent certaines qualités et aient été formées pour cette mission.
Ces enquêteurs devront en effet être capables de garantir la confidentialité de l'identité des personnes impliquées dans l'enquête. Ils devront également répondre à des exigences d'indépendance, d'impartialité et d'objectivité. Ainsi, ces personnes doivent prévenir toute situation de conflit d'intérêts pouvant les affecter au cours du traitement d'une alerte, s'il le faut en se retirant de l'enquête le cas échéant.
En général, des personnes telles que le référent alerte, le référent déontologue, le délégué à la protection des données, le responsable juridique, le responsable conformité, ou encore celui des ressources humaines qui ont déjà accès à de nombreuses données concernant les salariés et qui sont déjà sensibilisées à l'exigence de confidentialité du fait de leur poste, peuvent valablement être envisagées pour mener à bien cette tâche.
Il peut également être pertinent de recourir à des experts externes ou conseil juridique afin de mener à bien l'enquête interne. Dans cette hypothèse, il est recommandé de faire signer systématiquement à ces acteurs extérieurs à l'entité, « un engagement de confidentialité » visant à sauvegarder l'exigence de confidentialité. À cet égard, la protection du secret professionnel attachée aux échanges avec un avocat peut s'avérer particulièrement utile.
S'il est important pour le bien-être de l'entreprise d'éradiquer les faits et agissements répréhensibles en tirant la sonnette d'alarme et en réprimant leurs auteurs, il est probable que le déroulement d'une enquête génère certaines tensions, voire crée un climat de suspicions entre les salariés.
Ces tensions peuvent être évitées en encadrant rigoureusement l'enquête interne, ses contours, ses actes et son calendrier. Cet encadrement découle nécessairement de la formalisation in abstracto de l'enquête interne qui se concrétisera par la préparation d'un plan d'action avant le déclenchement de chaque enquête.
Tout d'abord, une enquête interne nécessite de mobiliser de nombreuses personnes ainsi que de consulter de nombreux documents. Il convient donc de dresser un certain nombre de listes afin de mettre en place une organisation efficace :
Afin de pouvoir réaliser les auditions des salariés, il convient également de déterminer un lieu. Il est recommandé de choisir un lieu neutre afin de mettre la personne interviewée le plus à l'aise possible. Ce lieu devra en effet permettre de créer une atmosphère d'ouverture et d'impartialité traduisant le caractère non coercitif de l'audition. La personne auditionnée n'aura ainsi pas l'impression de subir un interrogatoire.
Il est en outre recommandé que chaque audition soit menée par deux intervieweurs qu'il convient de désigner. L'un d'eux pourra utilement être le référent alerte de l'entreprise. Ces deux enquêteurs pourront ainsi à la fois assurer une écoute active ainsi qu'une prise de notes efficace pour la rédaction d'un procès-verbal d'audition qui doit être fait à l'issue de chaque entretien. La présence de plus de deux enquêteurs à la fois risquerait en revanche d'intimider la personne auditionnée ce qui pourrait nuire à la qualité de l'audition.
Par ailleurs, une trame de questions guidant chaque audition peut utilement être rédigée. Il faut toutefois veiller à ce qu'elle ne soit pas considérée comme arrêtée et exhaustive. L'intervieweur doit être capable de faire évoluer l'audition au gré des réponses de la personne convoquée.
Enfin, il est primordial de prévenir toute forme de représailles, menaces et intimidations à l'encontre de l'auteur du signalement, la présumée victime mise en cause et les salariés ayant témoigné. Une campagne de sensibilisation à mener tout au long de l'enquête peut être planifiée.
Rappelons, tout d'abord, que l'enquête interne échappe à l'autorité publique. Il s'agit d'investigations menées de façon privée par la personne morale concernée. Toutefois, l'enquête interne peut parfois conduire à révéler un manquement susceptible d'entraîner une sanction disciplinaire à l'encontre du salarié fautif, ou une infraction qui pourrait entraîner l'ouverture d'une enquête judiciaire.
Si les investigations ne sont pas soumises aux dispositions législatives encadrant l'enquête judiciaire, administrative ou encore aux prud'hommes, il est néanmoins dans l'intérêt des personnes physiques visées par l'enquête, tout comme de la personne morale, de respecter un certain nombre de principes. Cela garantira, le cas échéant, la recevabilité devant d'autres instances, de l'ensemble des éléments recueillis dans le cadre de l'enquête interne.
Le principe du contradictoire doit être respecté tout au long de l'enquête. Cette exigence suppose donc une écoute impartiale et un traitement équitable des parties prenantes. De cette manière, la transparence et la loyauté de tous durant l'enquête seront garanties. Selon les termes de la jurisprudence concernant l'enquête interne, celle-ci doit être conduite « de façon méticuleuse, paritaire et loyale » (CA Paris, 25 janv. 2018, n° 15/08177). L'enquête interne doit également être menée à charge et à décharge (Cass. soc., 9 févr. 2012, n° 10-26.123). L'entreprise pourra ainsi tirer des conclusions objectives et exhaustives face aux faits qui ont été révélés.
Les intervieweurs devront s'abstenir d'induire les réponses de la personne auditionnée. Ils devront également s'abstenir de recourir à des stratagèmes manipulatoires visant à confondre la personne auditionnée.
En outre, il est important de rappeler que toute personne, mise en cause par l'alerte, est présumée innocente.
Il est donc recommandé d'accorder au minimum à la personne physique auditionnée dans le cadre d'une enquête interne les droits prévus à l'article 61-1 du Code de procédure pénale définissant le cadre juridique de l'audition libre :
Dans ce cas, il est conseillé que ces droits fassent l'objet d'une notification à l'occasion de l'envoi de la lettre de convocation adressée au salarié au moins 3 jours ouvrés avant son audition.
Les recommandations qui précèdent sont en droite ligne avec le droit prospectif. La proposition de loi précitée n° 4586 visant à renforcer la lutte contre la corruption en date du 19 octobre 2021 prévoit, en effet, de garantir les droits de la défense aux personnes physiques visées par les enquêtes internes.
Il convient toutefois de noter que cette proposition de loi ne vise que l'hypothèse dans laquelle la personne morale déclenche une enquête interne portant sur des faits pour lesquels elle fait déjà l'objet de poursuites pénales. Toutefois, et sans pour autant que les formalités ne deviennent trop contraignantes, il est souhaitable que cette protection accordée aux personnes physiques devienne un standard applicable même dans le cadre d'enquête exclusivement interne.
De plus, comme cela a déjà été évoqué, les enquêteurs sont soumis à une obligation de confidentialité visant à protéger toutes les personnes impliquées dans l'enquête. Cette obligation trouve également à s'appliquer lorsqu'ils effectuent les actes de l'enquête (convocations, saisies, collectes, etc.). En effet, ces actes ne doivent pas remettre en cause le principe de confidentialité entourant les investigations en cours. Ainsi, les personnes en charge du traitement de l'alerte devront veiller à ce que les personnes directement visées par ces actes ne soient pas identifiables.
Il convient aussi de préciser à chaque personne auditionnée qu'elle est également soumise à une obligation de confidentialité et de discrétion. Cela implique que le salarié auditionné ne discute pas de son entretien avec ses collègues. Cet effort est nécessaire pour préserver la réputation des personnes impliquées, les preuves, l'intégrité de l'enquête et dans l'intérêt de la personne morale qui évite ainsi qu'un sujet qui pourrait l'exposer à des sanctions soit mis sur la place publique.
Enfin, rappelons que l'ensemble des actes d'enquête menés doivent être « strictement nécessaires à la conduite de l'enquête interne » (CA Paris, 25 sept. 2019, n° 17/13830. - CEDH, gr. ch., 17 oct. 2019, n° 1874/13 et 8567/13 : JurisData n° 2019-018032 ; JCP S 2020, 1036 ; JCl. Travail Traité, Synthèse 100). Cette exigence de proportionnalité permet de respecter un juste équilibre entre les droits des salariés dans le cadre des investigations et l'intérêt de l'entreprise à faire la lumière sur les faits allégués.
À la fin de l'enquête, un rapport écrit doit être établi par les personnes en charge du traitement de l'alerte. Ce rapport doit résumer les étapes de l'enquête interne qui a été menée, les faits, les salariés impliqués, les conclusions finales des enquêteurs et les mesures prises pour remédier à la situation. Il est également possible d'ajouter, en annexe, les comptes rendus des auditions signés et des pièces qui ont été remises pendant la procédure d'enquête par les salariés entendus.
Ensuite, par souci de confidentialité, les résultats de l'enquête devront être communiqués uniquement aux personnes qui ont besoin d'en être informées. Autrement dit, le ou les salarié(s) s'estimant victime(s) et celui ou ceux initialement visé(s) par l'alerte devront nécessairement être informés des conclusions des enquêteurs ainsi que des éventuelles suites à donner qui ont été décidées.
Dans l'hypothèse où l'enquête conclut à la matérialité des faits, les personnes en charge du traitement de l'alerte devront prendre une décision en conséquence, avec le concours de la direction juridique et des ressources humaines de l'entreprise. La sanction doit être proportionnée à la faute commise. En outre, des mesures immédiates peuvent être prises afin de faire cesser la situation litigieuse.
À l'instar du legal hold, mécanisme de common law, prévoyant une obligation pour la personne morale menant une enquête interne de préserver les informations susceptibles d'être pertinentes lorsqu'un contentieux judiciaire est raisonnablement prévisible, les lignes directrices du Procureur de la République financier (« PRF ») et de l'Agence française anticorruption (« AFA ») rappellent l'importance pour l'entreprise de « garantir la préservation des preuves » dans le cadre d'investigations internes précédant l'ouverture d'une enquête judiciaire (PRF, AFA, Lignes directrices sur la mise en œuvre de la convention judiciaire d'intérêt public, 26 juin 2019).
Le cas échéant, le rapport d'enquête interne pourra être transmis aux autorités judiciaires compétentes.
En tout état de cause, les personnes en charge de l'enquête doivent s'engager à ne pas conserver les données au-delà du délai légal de prescription ou d'épuisement des voies de recours.
Dans l'hypothèse où l'enquête interne conclut à l'absence de matérialité des faits, le dossier est classé sans suite par les personnes en charge de l'enquête.
Les informations confidentielles qui ont été recueillies durant l'enquête devront être détruites dans les 2 mois suivants la clôture du dossier.
Dans tous les cas, les personnes en charge de l'enquête doivent procéder à la conservation des diligences qui ont été effectuées au cours de l'enquête.