La participation d'une nation aux Jeux Olympiques et Paralympiques relève de la compétence du CIO et non des élus locaux ou des gouvernements nationaux. Le Comité a plusieurs fois fait usage de ce pouvoir dans l'histoire olympique. Au-delà du droit, dans le contexte de la guerre en Ukraine, la position du CIO sur la participation des athlètes russes constitue de facto une forme de position politique
Une question agite l'ensemble du monde du sport – mais pas seulement – depuis plusieurs semaines : la participation des athlètes russes et biélorusses aux Jeux Olympiques et Paralympiques de Paris 2024. Après avoir souhaité la présence de ces athlètes sous bannière neutre, Anne Hidalgo s'est finalement ravisée le 7 février dernier et s'est déclarée opposée à leur concours en indiquant : « J'ai beaucoup de respect pour le confort des athlètes mais je pense beaucoup plus à la survie de l'humanité ». Cette déclaration ne permet toutefois que d'exprimer une position de principe. En effet, la maire de Paris ne dispose pas du droit d'interdire la participation d'athlètes aux Jeux de Paris 2024, du simple fait de leur nationalité. Ce revirement présente cependant l'intérêt d'accroître la pression sur les instances du sport décisionnaires, qui sont longtemps restées silencieuses et indécises. La première magistrate de la Capitale constitue en effet une alliée non négligeable, puisqu'elle se trouve au cœur des préparatifs des Jeux de Paris 2024. Une telle controverse témoigne des tensions qui peuvent surgir dans le mouvement sportif, aux confins du sport et de la politique, la mise au banc de touche du pays agresseur ayant pour effet de diviser les gouvernements du monde entier. De ce fait, l'Ukraine, évidemment, par la voie de son président Volodymyr Zelensky, mais aussi l'Estonie, le Danemark, la Pologne ainsi que les trois États baltes, ont montré leur ferme opposition à la présence d'athlètes russes et biélorusses en brandissant la menace d'un boycott des Jeux.
Pour rappel, la dernière mise à l'index au cours de l'histoire des Jeux est survenue il y a plus de 40 ans, quand les États-Unis et plus de 60 alliés ont fait l'impasse sur les Jeux d'été de Moscou de 1980. L'Union soviétique avait répliqué en boycottant les Jeux de Los Angeles, quatre ans plus tard.
Néanmoins, tout comme le précise l'élue dans sa déclaration du 7 février 2023, c'est le Comité international olympique (CIO) qui dispose de la possibilité d'exclure ou non la délégation d'un pays, en faisant le choix de ne pas l'inviter. Or, si le principe de neutralité politique est censé gouverner l'ensemble du mouvement olympique en vertu de l'article 5 de la Charte olympique, les prises de positions du comité ont révélé une relation tumultueuse avec la géopolitique, notamment lors de l'organisation des Jeux. En effet, dès sa création en 1894, c'est au nom de valeurs humanistes que la communauté internationale ressuscite l'olympisme, et le Comité témoigne d'une volonté d'utilisation des Jeux afin de promouvoir le thème de la paix. À l'armistice, Pierre de Coubertin convoque le Comité pour l'attribution des Jeux olympiques de 1920, qui choisit la ville belge d'Anvers, afin de saluer le martyr belge de la première guerre mondiale. Durant ces Jeux, les États successeurs des Empires ayant perdu la Première Guerre mondiale (l'Autriche, la Bulgarie, l'Allemagne, la Hongrie et la Turquie) ne sont pas conviés. Aussi, au cours de l'histoire des Jeux, le CIO n'a pas hésité à exclure l'Afrique du Sud pendant près de trois décennies, du fait de son régime d'apartheid. À ce titre, l'article 59 de la Charte Olympique prévoit qu'« En cas de violation de la Charte olympique, [...] les mesures ou les sanctions qui peuvent être prises [...] À l'égard d'hôtes intéressés ou candidats et d'un CNO : le retrait du droit d'être un hôte intéressé ou un candidat à l'organisation des Jeux Olympiques ».
Par ailleurs, le règlement des jeux paralympiques du Comité international paralympique dispose qu'il peut refuser l'inscription de tout athlète, sans indication de motif. Mais le CIO n'est pas seul dans le processus de décision d'exclusion de délégation étatique. Les fédérations internationales, organisations internationales non gouvernementales qui régissent un ou plusieurs sports sur le plan mondial, ont aussi leur rôle à jouer, puisqu'elles doivent aider le CIO à analyser les candidatures à l'organisation des Jeux Olympiques. Finalement, le 22 février dernier, le Comité a déclaré maintenir sa position sur la participation des athlètes russes et biélorusses sous bannière neutre. Dans ce cadre, l'instance olympique a affirmé le caractère unificateur des Jeux, qui favorisent la paix et pourraient « ouvrir la porte qui conduira au dialogue et à la construction de la paix, ce que ne permet ni l'exclusion ni la division ».
Le CIO n'a pas souhaité revoir sa position de faire participer les athlètes russes et biélorusses, malgré le contexte géopolitique et la ligne dure des États européens qui s'y opposent. Pour le Comité, une telle exclusion est aujourd'hui prématurée, car la paix est envisageable d'ici 2024. Cette position entre dans la lignée du partenariat passé entre le CIO et les Nations Unies, et du Programme de développement durable à l'horizon 2030, adopté par l'Assemblée générale dans la résolution 70/1 du 25 septembre 2015. L'objectif d'une telle coopération institutionnelle est notamment celui du développement pacifique de l'humanité et la mise en valeur des idéaux unissant le CIO et les Nations Unies, tels que la tolérance, la solidarité et la paix. Ce partenariat avait alors spécifiquement reconnu le sport comme un « élément important » pour promouvoir la paix et l'entente. Le nouveau programme reconnaît par ailleurs « sa contribution croissante au développement et à la paix par la tolérance et le respect qu'il préconise ; à l'autonomisation des femmes et des jeunes, de l'individu et de la collectivité ; et à la réalisation des objectifs de santé, d'éducation et d'inclusion sociale ».
Pour le CIO, l'exclusion de la Russie aurait pour conséquence de bafouer les droits des athlètes, les privant de leur discipline alors que ceux-ci ne sont aucunement responsables des événements géopolitiques. Le président de Paris 2024, Tony Estanguet, s'est lui aussi prononcé en faveur de la participation des athlètes russes aux Jeux, au nom des valeurs universalistes du sport. Ainsi, le CIO tranche pour cette participation, sous réserve de deux conditions : le concours des athlètes sous bannière neutre, et leur absence de soutien envers la guerre menée par la Russie.
La bannière neutre. – Depuis le début de l'invasion russe de l'Ukraine, dans certaines disciplines telles que le tennis, les athlètes russes et biélorusses pouvaient déjà participer sous bannière neutre.
Néanmoins, il convient de préciser qu'au cours de l'Open d'Australie, en janvier 2023, cela n'a pas empêché les supporters de brandir des drapeaux russes en tribunes, notamment lors du match entre l'Ukrainienne Kateryna Baindl et la Russe Kamilla Rakhimova. Un autre drapeau russe a par ailleurs été aperçu dans l'enceinte sportive à Melbourne, lors du match victorieux de Daniil Medvedev contre l'Américain Marcos Giron. Aussi, la victoire de la biélorusse Aryna Sabalenka a été célébrée et utilisée par les dirigeants, alors qu'elle concourait à titre personnel.
Il est patent que même en l'absence officielle de drapeaux et d'hymne russe, la bannière neutre pose question et n'est pas synonyme de réalité. C'est la raison pour laquelle une coalition d'une trentaine de pays a demandé des « clarifications » sur la neutralité exigée pour les sportifs russes et biélorusses aux Jeux, dans une lettre adressée au CIO, fruit d'une conférence qui s'est tenue le 11 février 2023.
Dès lors, les gouvernements de cette coalition ont décidé de rendre publique ladite lettre, afin de demander au CIO une définition claire de la « neutralité », se déclarant « très inquiets quant à la faisabilité pour les athlètes olympiques russes et bélarusses de participer en tant que 'neutres' (...) alors qu'ils sont financés et supportés par leurs États ».
Leurs inquiétudes sont légitimes dans la mesure où le sport constitue un réel instrument diplomatique et de « soft power ». Il contribue à l'image extérieure de chaque pays et vante sa bonne santé, la performance de ses habitants, mais aussi toute la fierté et l'attachement national de ses citoyens.
Dans ce cadre, la Russie fait figure d'exemple, puisqu'elle présente un réel système politico sportif, un « sport power », faisant du sport une arme de diffusion massive par la valorisation de la compétition et la théâtralisation de l'exploit. Au temps de l'URSS, le sport était utilisé comme un outil galvanisant la conscience populaire autour d'une figure commune, « l'homme nouveau soviétique ». L'athlète russe devient alors le nouveau héros normatif. Déjà à cette époque le sport incarnait une sublimation de la guerre. Puis, à son arrivée au Kremlin, Poutine n'a pas caché sa volonté d'ériger la Russie au rang de puissance sportive. Tatiana Kastouéva-Jean (spécialiste de la Russie à l'Institut français des relations internationales) identifie alors trois axes majeurs autour desquels le Président russe déploie sa puissance douce : l'organisation d'événements sportifs majeurs, le relais médiatique d'un point de vue alternatif et la promotion de sa langue et de sa culture. Le président russe utilise l'ensemble des ressources du monde du sport, afin de mettre en place une machinerie sportive permettant de diffuser la puissance russe à l'étranger et d'augmenter le patriotisme à l'échelle nationale. Le récent scandale de dopage organisé, révélé par la chaîne de télévision allemande ARD en décembre 2014, a d'ailleurs démontré l'étendue de ses dérives.
L'absence de soutien par l'athlète du régime en place. – Parmi les conditions de la participation de la Russie aux Jeux, le CIO requiert que les athlètes ne soutiennent pas activement la guerre en Ukraine. Néanmoins, dans la Russie d'aujourd'hui, il est devenu quasiment impossible de faire entendre toute voix dissonante. En effet, par une loi promulguée par une procédure éclaire et en vigueur depuis le 4 mars 2022, Vladimir Poutine œuvre à empêcher tout débat public sur le sujet de l'Ukraine, ce qui prouve que les autorités ne tolèrent aucune critique de la guerre. Dans ce contexte, il n'est pas envisageable pour les athlètes russes de se positionner à l'encontre de la guerre, à moins de risquer une peine d'emprisonnement de cinq à dix ans ou une amende de 3 à 5 millions de roubles (environ 50 000 à 83 000 euros). Selon les circonstances, la peine maximale prévue par cette loi peut atteindre quinze ans d'emprisonnement.
En définitive, seuls les athlètes vivant à l'étranger peuvent s'opposer officiellement à la guerre. Par sa position, le CIO semble considérer que la participation aux Jeux Olympiques constitue un droit sacré des athlètes. Il en résulte un risque : celui de créer une vitrine internationale de principe, permettant de redorer l'image de tous les États participants, apportant une sensation de normalité et une banalisation de leurs actions sur la scène internationale.
Avant même la déclaration de guerre à l'Ukraine, les sportifs russes ne pouvaient déjà plus concourir sous les couleurs de leur pays. En effet, lors des derniers Jeux, à Tokyo, les Russes participaient sous bannière neutre, en raison du système de dopage institutionnalisé.
Le 9 décembre 2020, l'Agence mondiale antidopage (l'AMA) avait très symboliquement suspendu la Russie pour 4 ans de toute participation aux principaux événements internationaux (JO 2020 et 2022, Coupe du monde de football 2022), en raison de la non-conformité de l'Agence russe antidopage au Code mondial antidopage et de la falsification des données remises à l'AMA.
La Russie avait alors contesté cette décision auprès du Tribunal arbitral du sport (TAS), à la fin de l'année 2019, en vertu de l'article R. 47 du Code du TAS qui prévoit qu' « un appel contre la décision d'une fédération, d'une association ou d'un organisme lié au sport peut être interjeté devant le TAS si les statuts ou règlements de cet organisme le prévoient ou si les parties ont conclu une convention d'arbitrage spécifique et si l'appelant a épuisé les voies de recours qui lui sont ouvertes avant l'appel, conformément aux statuts ou règlements de cet organisme ».
Par une décision du 17 décembre 2020, le tribunal avait alors confirmé l'exclusion de la Russie des grandes compétitions sportives, mais seulement pour deux ans. Aussi, celui-ci validait l'autorisation faite aux athlètes russes de participer, sous bannière neutre, après examen de leur situation au cas par cas.
Dans le cadre de la guerre en Ukraine, le CIO n'est pas la seule instance à se positionner sur le sujet d'une telle participation. En effet, au sein du monde sportif, les exemples de mesures restrictives envers la Russie et ses ressortissants s'accumulent. Ainsi, la fédération internationale de l'automobile a décidé de supprimer les compétitions sur les sols de la Russie, et le pilote russe de formule 1 Nikita Mazepin a été évincé du prochain mondial. Par ailleurs, la Fédération Internationale de Judo a annoncé que le président russe Vladimir Poutine a été suspendu de son statut de président honoraire et ambassadeur de la fédération.
Au surplus, l'instance du football mondial, la Fifa, a elle aussi annoncé une série de mesures à l'encontre de la Russie. Dans le cadre européen, l'UEFA a considéré qu'aucun club russe ne jouerait de compétitions européennes, à savoir la Ligue des champions, la Ligue Europa et la Ligue Europa Conférence, pendant la saison 2022-2023.
Le 25 novembre 2022, le tribunal a rendu trois décisions, livrant ainsi son interprétation (concernant la décision de la FIFA : CAS 2022/A/8708 Football Union of Russia v. FIFA et al. – Concernant la décision de l'UEFA : CAS 2022/A/8709 Football Union of Russia v. UEFA et al. – Concernant les conséquences de la suspension en termes de classement des clubs russes aux compétitions organisées par l'UEFA : CAS 2022/A/8865 FC Zenit JSC v. UEFA. – CAS 2022/A/8866 FC Sochi v. UEFA. – CAS 2022/A/8867 PFC CSKA Moscow v. UEFA. – CAS 2022/A/8868 FC Dynamo Moscow v. UEFA).
Afin de bannir les clubs russes des compétitions footballistiques, le TAS a validé le fondement de l'article 31 du règlement de la Coupe du monde (compétition préliminaire) invoqué par la FIFA, qui dispose que : « La FIFA prendra des décisions au sujet de toutes les questions non prévues dans le présent règlement ainsi que pour tout cas de force majeure ». L'utilisation d'une telle notion a alors questionné de nombreux juristes, qui s'en sont tenus à sa définition matérielle et franco-française, imposant des conditions cumulatives, liées au caractère irrésistible, exceptionnel et étranger de l'événement.
Concernant l'UEFA, le TAS s'est fondé sur l'article 65 des statuts de l'UEFA, qui prévoit que : « Le Comité exécutif de l'UEFA décide dans tous les cas qui ne sont pas prévus dans les présents statuts [...] ». Le Tribunal a considéré que « Le panel (de juges) trouve malheureux que les opérations militaires actuelles en Ukraine, pour lesquelles les équipes de Russie, les clubs et les joueurs n'ont aucune responsabilité, aient eu des conséquences si néfastes pour eux et le football russe en général, mais ces conséquences ont été contrebalancées par la nécessité de maintenir l'ordre et la sécurité dans l'organisation des compétitions de football dans le reste du monde ». Par cette interprétation, le TAS considère que la décision des instances mondiales et européennes du football n'a pas été motivée par des considérations politiques, mais en raison d'obstacles objectifs susceptibles d'entrainer des troubles à l'ordre public.
Dès lors, la position du CIO diffère de celles fédérations précitées, dans le cadre des jeux de Paris 2024, dont il résulte une situation extrêmement délicate et à contre-courant des sanctions prises par la communauté internationale. Dans ces conditions, il est très difficile d'imaginer la présence d'athlètes russes aux Jeux de Paris 2024, tandis que les athlètes ukrainiens n'y participeront pas, si ceux-ci maintiennent leur décision de boycotter les Jeux. Une telle décision semble entraîner une forme de renversement de l'éthique.
En outre, sur un plan purement sportif, il convient de souligner l'injustice que présenterait la participation des Russes, entraînés et formés, quand leurs homologues ukrainiens sont occupés et privés de leurs infrastructures sportives, étant mobilisés depuis plus de deux ans sur le front.
En tout état de cause, compte tenu de leur rôle, les instances du sport précitées disposent d'un pouvoir normatif non négligeable, puisqu'elles édictent des dispositions générales et susceptibles d'entrer soit en harmonie, soit en opposition avec d'autres systèmes de normes. Dans ce contexte militaire, le rôle du CIO présente éminemment une couleur politique, puisqu'en autorisant les athlètes russes à participer aux Jeux, celui-ci réintègre d'une certaine manière la puissance russe dans le concert des nations.