Afin de contester une augmentation jugée trop faible de leurs salaires au regard des profits de leur entreprise, une grande partie des salariés de TotalEnergie, suivie par ceux de Exxon Mobil a décidé d'exercer leur droit de grève dans les dépôts de carburant. Ce mouvement social a eu pour principale conséquence un défaut de ravitaillement des stations-essences et une pénurie sans précédent. - Encouragés par le Gouvernement, certains préfets ont alors décidé de mettre en œuvre la procédure de réquisition prévue à l'article L. 2215-1 du Code général des collectivités territoriales. - La mise en œuvre de cette procédure a permis une nouvelle fois aux juges administratifs de garantir l'équilibre entre exercice du droit de grève, constitutionnellement protégé, et protection de l'ordre public
L'exercice du droit de grève s'entend d'un « arrêt collectif et concerté du travail en vue d'appuyer des revendications professionnelles » (Cass. soc., 23 oct. 2007, n° 06-17.802).
Corollaire de la liberté syndicale, le Conseil constitutionnel l'érige au rang de principe de valeur constitutionnelle (Cons. Const., 25 juill. 1979, n° 79-105 DC, Loi modifiant les dispositions de la loi n° 74-696 du 7 août 1974 relatives à la continuité du service public de la radio et de la télévision en cas de cessation concertée du travail). Le Conseil d'État lui a reconnu le caractère d'une liberté fondamentale permettant ainsi son invocabilité à l'appui d'un référé liberté (CE, 9 déc. 2003, n° 262186, Aguillon : Lebon, p. 497 ; JCP A 2004, 1096, note D. Maillard Desgrées du Lou ; JCP G 2004, II, 10076, note X. Prétot).
Toutefois, ce principe voit son exercice limité dans les termes même de sa consécration. En effet, l'alinéa 7 du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 prévoit que « le droit de grève s'exerce dans le cadre des lois qui le réglementent ». Le Conseil constitutionnel a, de ce fait, précisé qu'il revenait au législateur d'opérer une conciliation « entre la défense des intérêts professionnels, dont la grève est un moyen, et la sauvegarde de l'intérêt général auquel la grève peut être de nature à porter atteinte » (Cons. const., 1er août 2019, n° 2019-790 DC, Loi de transformation de la fonction publique).
Le Conseil d'État avait auparavant admis cette nécessaire conciliation et jugé qu'en l'absence d'intervention du législateur sur l'exercice du droit de grève dans certaines situations, il appartenait au gouvernement, responsable du bon fonctionnement des services publics, de fixer lui-même la nature et l'étendue des limitations qui doivent être apportées au droit de grève afin d'en éviter un usage abusif ou contraire aux nécessités de l'ordre public (CE, ass., 7 juill. 1950, Dehaene : Rec. CE 1950, p. 426 ; GAJA, n° 68). Ce qu'il a d'ailleurs réaffirmé récemment (CE, 5 avr. 2022, n° 450313, Syndicat CGT de la société Cofiroute : Lebon T. ; JCP A 2022, act. 291 ; JCP A 2022, 2221, note J.-S. Boda).
Il en résulte qu'à la fois le législateur et le pouvoir réglementaire peuvent, a priori, apporter des limitations au droit de grève.
En outre, le droit de grève peut être l'objet de limitations a posteriori. La réquisition par le préfet de personnels grévistes en constitue la principale manifestation.
La réquisition de personnel gréviste par le préfet de département ne peut être exercée que dans le cadre strictement défini par les dispositions du 4° de l'article L. 2215-1 du CGCT.
Ces dispositions, issues de l'article 3 de la loi n° 2003-239 du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure, ont été jugées conformes à la Constitution par le Conseil constitutionnel. Ce dernier précise que ces dispositions « tendent à préciser et à compléter les pouvoirs de police administrative appartenant d'ores et déjà l'autorité préfectorale en cas d'urgence, lorsque le rétablissement de l'ordre public exige des mesures de réquisition » (Cons. const., 13 mars 2003, n° 2003-467 DC, Loi pour la sécurité intérieure).
Ainsi, aux termes du 4° de l'article L. 2215-1 du CGCT, dans sa rédaction issue de la loi n° 2007-297 du 5 mars 2007 relative à la prévention de la délinquance : « En cas d'urgence, lorsque l'atteinte constatée ou prévisible au bon ordre, à la salubrité, à la tranquillité et à la sécurité publiques l'exige et que les moyens dont dispose le préfet ne permettent plus de poursuivre les objectifs pour lesquels il détient des pouvoirs de police, celui-ci peut, par arrêté motivé, pour toutes les communes du département ou plusieurs ou une seule d'entre elles, réquisitionner tout bien ou service, requérir toute personne nécessaire au fonctionnement de ce service ou à l'usage de ce bien et prescrire toute mesure utile jusqu'à ce que l'atteinte à l'ordre public ait pris fin ou que les conditions de son maintien soient assurées ».
La Cour de cassation a accordé à l'employeur le droit d'instaurer, sur sa demande ou en vertu d'un accord d'entreprise, un service minimum (Cass. soc., 20 févr. 1991, n° 89-40.280 et n° 89-40.286 : Bulletin). Toutefois, en l'absence de volontaire pour exécuter ce service minimum, l'employeur ne peut s'arroger le pouvoir de réquisitionner lui-même les salariés grévistes. Seul le préfet de département, dans les conditions prévues par le CGCT peut procéder à la réquisition du personnel gréviste.
Par ailleurs, un salarié gréviste qui se voit notifier par arrêté un ordre de réquisition doit exécuter celui-ci. À défaut, sur demande du préfet, le juge administratif peut prononcer une astreinte, dans les conditions prévues aux articles L. 911-6 à L. 911-8 du Code de justice administrative (avant dernier alinéa de l'article L. 2215-1 4° du CGCT).
En outre, le refus du salarié gréviste de se conformer à l'arrêté de réquisition constitue une infraction pénale. Le délit ainsi constitué peut entraîner la condamnation du salarié réticent à une peine pouvant aller jusqu'à six mois d'emprisonnement et 10 000 euros d'amende (dernier alinéa de l'article L. 2215-1 4° du CGCT).
Le Conseil d'État a eu l'occasion de se prononcer sur l'articulation de l'exercice du droit de grève et des pouvoirs de réquisition du préfet.
Il a jugé, en référé, que si le droit de grève constitue une liberté fondamentale au sens de l'article L. 521-2 du CJA, le préfet peut exercer ce pouvoir de réquisition « pour le maintien de l'activité économique, la satisfaction des besoins essentiels de la population ou le fonctionnement des services publics, lorsque les perturbations résultant de la grève créent une menace pour l'ordre public ».
Il subordonne toutefois cette possibilité à la double condition, d'une part que les mesures nécessaires à la cessation ou au maintien de l'ordre public soient imposées par l'urgence et, d'autre part, qu'elles soient proportionnées aux nécessités de l'ordre public.
L'urgence dans le cadre des mesures de réquisition signifie qu'elles ne doivent pas avoir pour objet de palier des difficultés structurelles de l'entreprise et ainsi de détourner l'instrument de réquisition de sa finalité, mais doivent, au contraire, constituer une mesure ponctuelle répondant à la situation d'urgence. Ainsi, le recours aux réquisitions par le préfet ne saurait s'étendre sur plusieurs années (CE, 28 déc. 2016, n° 397422, Ministre des Outre-mer : Lebon T. ; JCP A 2016, act. 51 ; JCP A 2017, 2305 note H. Pauliat).
À l'inverse, le juge des référés du Conseil d'État a validé l'arrêté de réquisition d'une partie du personnel du dépôt pétrolier de Gargenville, en Ile-de-France, décidée par le préfet, car l'aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle ne disposait plus que de trois jours de stocks de carburant, et que la pénurie menaçait le ravitaillement des véhicules de services publics et de première nécessité (CE, ord., 27 oct. 2010, n° 343966, Fédération nationale des industries chimiques CGT c/ Préfet Yvelines : Lebon ; JCP A 2010, act. 802).
Dans le même sens, le Conseil d'État a confirmé la validité de la réquisition d'agents grévistes au sein d'un établissement de santé qui avait été prescrite en vue d'assurer le maintien d'un effectif suffisant pour garantir la sécurité des patients et la continuité des soins (CE, 9 déc. 2003, n° 262186, préc.).
Il convient en outre que les mesures ordonnées soient proportionnées aux nécessités de l'ordre public. Pour ce faire, les effectifs ainsi requis ne doivent, d'une part, représenter qu'une fraction de l'effectif total de l'entreprise et, d'autre part, être limités aux équipes nécessaires à l'accomplissement des fonctions correspondant aux nécessités de l'ordre public.
Le Conseil d'État a validé la réquisition de salariés représentant l'essentiel des salariés grévistes, eu égard à leurs fonctions mais ne représentant qu'une fraction de l'effectif total de l'établissement (CE, ord., 27 oct. 2010, n° 343966, préc.). A contrario, le préfet ne saurait requérir l'ensemble des personnels en vue de permettre la poursuite d'une activité complète (CE, 9 déc. 2003, n° 262186, préc.).
Dans le cadre de la crise actuelle, les tribunaux administratifs de Rouen et de Lyon ont été saisis de recours tendant à la suspension de l'exécution d'arrêtés portant réquisition de personnels grévistes.
Etaient contestés, l'arrêté du 12 octobre 2022 du préfet de la Seine-Maritime portant réquisition des personnels du site Exxon Mobil de Port-Jérôme-sur-Seine et les arrêtés des 17 et 18 octobre 2022 du préfet du Rhône portant réquisition des personnels du site Total Energies de Feyzin.
Dans ces deux affaires, les juges des référés ont estimé que les mesures de réquisition prescrites par les préfets étaient nécessaires et proportionnées et ne portaient ainsi pas une atteinte grave et manifestement illégale au droit au droit de grève (TA Rouen, ord. réf., 13 oct. 2022, n° 2204100, Fédération nationale des industries chimiques CGT ; JCP A 2022, act. 643 ; TA Lyon, 20 oct. 2022, n° 2207732, 2207733, 2207737, CGT-FO et a.).
En premier lieu s'agissant de l'urgence et de la nécessité des mesures prescrites, les tribunaux raisonnent de manière semblable.
Ils prennent en compte l'importance des dépôts dans l'alimentation des besoins en carburant dans les régions ou départements auxquels il est destiné (département de la Seine-Maritime et région Ile-de-France par l'oléoduc reliant Le Havre à Paris pour l'un, ensemble de la région Auvergne-Rhône-Alpes et une partie de la région Bourgogne Franche-Comté pour l'autre) ainsi que le taux d'indisponibilité de carburant dans les stations-services (36 % en Ile-de-France et 40 % dans le département du Rhône).
Ils relèvent également que si des mesures ont été prises s'agissant de l'emport de carburant et des priorités de distribution, celles-ci ne suffisent pas à apaiser les tensions croissantes aux abords et au sein de stations-services ni le risque d'accident associé aux files d'attente et aux abandons de véhicules et ainsi le risque d'atteinte à l'ordre public au sein des stations-services.
Enfin, ils constatent que le recours à des personnels disponibles ou à des opérateurs extérieurs n'est pas envisageable dans la mesure où ils ne disposeraient pas des qualifications professionnelles requises.
Par suite, les juges de première instance considèrent que les réquisitions ordonnées présentent un caractère nécessaire pour prévenir les risques d'atteinte à l'ordre public soit eu égard à la durée des défaillances d'approvisionnement causées par la grève, soit résultant d'une pénurie croissante de carburant.
S'agissant en second lieu de la proportionnalité des mesures ordonnées, les deux tribunaux considèrent que les mesures sont proportionnées aux risques de troubles à l'ordre public prévisibles.
Le juge de Rouen constate que la réquisition, en tant qu'elle vise quatre salariés affectés à une liste de tâches essentielles précisément définies, vise à assurer un service minimum de pompage et d'expédition, et non un service normal.
Le juge de Lyon constate que sept agents, puis trois supplémentaires ont été réquisitionnés sur deux sous-secteurs d'activités nécessaires au maintien de l'ordre public, et ne représentent que 17 % des agents de quart en situation normale et 3 % des agents normalement postés.
Ainsi les tribunaux ont validé les réquisitions prononcées dans le cadre de cette crise des carburants, sans précédent en France. Face à cette crise qui perdure, le Conseil d'État sera sans doute invité à se prononcer à son tour.
À l'inverse, la responsabilité de l'État résultant de l'abstention du Gouvernement, qui n'aurait pas assez vite ou assez souvent utilisé son pouvoir de réquisition en réaction à cette grève pourrait elle aussi être recherchée.