JOURNAL

Impartialité et commande publique - De la différence entre la participation et l'influence

Contrats / Commande publique

Commentaire par Yanisse Benrahou
LE JOURNAL

Solution. – Le tribunal administratif de Nancy a jugé que la circonstance d'une simple participation à la procédure, d'une agent intéressée, consistant en des adaptations techniques de documents à destination des candidats, ne suffisait pas à constituer un manquement au principe d'impartialité. Le juge rappelle également que pour entacher la procédure d'irrégularité, la méthode de notation ou les critères d'appréciation des offres doivent présenter des incohérences, conférer au critère du prix un caractère prépondérant ou neutraliser la pondération des critères annoncés.

Impact. – La démonstration du tribunal en matière d'impartialité semble, à ce stade, confirmer la volonté du juge administratif de préserver les procédures d'attribution en retenant une approche « pragmatique » du doute sérieux, consistant en une forme de danthonysation des procédures partiellement affectées par un conflit d'intérêts.

TA Nancy, 1er févr. 2024, n° 2102295,Sté SADAP : JurisData n° 2024-002468, C + ; JCPA 2024, act. 127

Note :

La région Grand Est a lancé une procédure d'appel d'offres ouvert pour un marché relatif aux services réguliers de transport routier de voyageurs destinés, à titre principal, aux usagers scolaires. La société SADAP a présenté une candidature pour un des lots du marché qui a été attribué au groupement constitué de la société Keolis sud Lorraine et Cars Meunier.

Considérant que la cheffe de projet contrôle de gestion-qualité, préalablement directrice auprès de la société Keolis Metz – 3 frontières, se trouvait dans une situation de conflit d'intérêts et avait joué un rôle dans l'attribution du marché, la société SADAP a demandé au tribunal administratif de Nancy d'annuler ou subsidiairement de résilier le marché susmentionné. La société requérante soutenait également que l'offre de la société Kéolis était irrégulière, car son mémoire dépassait les 40 pages admises au titre des documents de la consultation. Enfin, la société déboutée affirmait que la notation retenue rendait, pour diverses raisons, la procédure irrégulière.

Concernant l'irrégularité des offres, le tribunal administratif de Nancy précise, après étude du mémoire technique de la société Kéolis sud Lorraine, que ce dernier n'excédait pas les limites posées par les documents de consultation. Pour ce qui est de la méthode de notation et des critères d'appréciation des offres, le juge rappelle que le pouvoir adjudicateur définit librement sa méthode dans la limite du respect des principes d'égalité de traitement et de transparence des procédures. En l'espèce, la méthode n'impliquant pas de conférer au critère du prix une valeur prépondérante, de neutraliser la pondération des critères annoncés et ne présentant pas d'incohérence, elle n'est pas entachée d'irrégularité.

Concernant le principe d'impartialité, sur lequel ce commentaire se concentrera, le tribunal administratif de Nancy a d'abord écarté tout manquement en soulignant que le contenu du poste ainsi que l'intitulé des missions ne concernaient pas la participation à la procédure de mise en concurrence du marché contesté et que la région avait mis en œuvre les procédures visant à écarter l'agent de la procédure. Le juge précise ensuite que la circonstance que l'agent ait procédé à des adaptations techniques de documents à destination des candidats, ne permettaient pas, compte tenu des éléments susvisés, de retenir un manquement au principe d'impartialité.

1. Rappel concernant le principe d'impartialité

Un principe partiellement assimilé à la lutte contre les conflits d'intérêts. – Le tribunal administratif rappelle que le principe d'impartialité est un principe général du droit (CE, 14 oct. 2015, n° 390968, Région Nord-Pas-de-Calais : Lebon T. p. 540 ; JCP A 2016, 2228, note J. Martin ; Contrats-Marchés publ. 2015, comm. 279, note G. Eckert ; BJCP 2016, p. 34, concl. G. Pellissier et obs. S. Nicinski), qui s'impose à toutes les autorités administratives, dont la méconnaissance est constitutive d'un manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence. Cette décision réaffirme, sans doute, également que le principe est devenu « l'étendard de la lutte contre les conflits d'intérêts » (L. de Fournoux, Impartialité des procédures de passation des contrats de la commande publique : de nouveaux équilibres : Contrats-Marchés publ. 2019, étude 5, p. 1). En effet, dans le cadre de la commande publique, le principe « d'impartialité, implique l'absence de conflit d'intérêts » (TA Nancy, 1er févr. 2024, n° 2102295, cons.3) au cours de la procédure de sélection du titulaire du contrat (CE, 24 juin 2011, n° 347720, min. Écologie, Développement durable et Transports et Logement : JurisData n° 2011-012725 ; Lebon T., p. 1008 ; Contrats-Marchés publ. 2011, comm. 261, note G. Eckert ; Dr. adm. 2011, comm. 84, note J.-B. Auby ; BJCP 2011, p. 365, concl. Boulouis.CE, 25 nov. 2021, Sté Corsica Networks, M. Amilhat, J.-F. Kerléo).

Le conflit d'intérêts constitue un motif d'exclusion à l'appréciation de l'acheteur. La notion est notamment définie à l'article L. 2141-10 du Code de la commande publique et à l'article 2 de la loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique, qui convergent autour d'une assimilation à un risque « potentiel ou avéré » d'influence sur l'impartialité et l'objectivité de l'agent provoqué par des intérêts personnels. Aussi, le conflit d'intérêts comprend une dimension apparente, visant notamment à préserver la confiance dans les procédures de passation et induisant « qu'il n'y a [it] pas lieu, pour caractériser un manquement au principe d'impartialité, de relever une quelconque intention de la part de l'acheteur de favoriser un candidat » (CE, 25 nov. 2021, n° 454466, Sté Corsica Networks : Lebon ; JCP A 2021, act. 731 ; JCP A 2022, 2167, note J.B. Vila ; Dr. adm. 2022, comm. 13 ; Contrats-Marchés publ. 2022, comm. 39).

La recherche d'un doute légitime quant à l'impartialité de la procédure. – Pour constater le manquement, le juge administratif ne se limite pas, en théorie, à la preuve d'un avantage ou désavantage à l'encontre d'un candidat. En effet, cela impliquerait de faire peser sur le requérant la très lourde charge de prouver la partialité des personnes ayant participé à la procédure d'attribution. La solution retenue, davantage conforme à l'obligation d'assurer l'impartialité de la procédure d'attribution (CJUE, 12 mars 2015, aff. C-538/13, eVigilo Ltd : JurisData n° 2015-009695 ; Contrats-Marchés publ. 2015, comm. 114, note G. Eckert), implique de présenter « des éléments objectifs mettant en doute l'impartialité » de la personne (G. Pellissier, concl. sur CE, 14 oct. 2015, n° 390968, Sté Applicam, préc.) (nous surlignons).

Le doute légitime sur l'impartialité repose, dans le cadre d'une approche dite « concrète et pragmatique », sur un double examen de « la force de l'intérêt et du degré d'influence que la personne [intéressée] a été susceptible d'exercer » (G. Pellissier, concl. sur CE, 14 oct. 2015, n° 390968, Sté Applicam).

Dès lors, le doute légitime peut être écarté par les mesures préventives, telles qu'un déport ou un rétablissement de l'égalité entre les candidats, mises en place par le pouvoir adjudicateur. Si bien qu'il serait possible d'évoquer, au gré d'une assimilation partielle du principe au conflit d'intérêts, « l'émergence de la question de la prévention des atteintes au principe d'impartialité » (L. de Fournoux, Impartialité des procédures de passation des contrats de la commande publique : de nouveaux équilibres : Contrats-Marchés publ. 2019, étude 5, p. 1).

Aussi, le juge se trouve potentiellement tiraillé entre une approche objective des liens d'intérêts et l'étude de l'influence effective de l'agent intéressé sur la procédure. En réalité, l'opposition est dépassée par la mise en récit de la prudence du juge administratif qui se doit de « poser des limites à la suspicion, sinon à la paranoïa » (A. Lallet, concl. sur CE, 8 avr. 2015, n° 369329, Sté Laboratoires Genevrier : Lebon T. p. 540 ; JCP A 2016, 2228, note J. Martin ; Contrats-Marchés publ. 2015, comm. 279, note G. Eckert) pour s'interposer en rempart contre la « tyrannie des apparences » (P. Martens, La tyrannie des apparences : RTDH, 1996, p. 640) ou en « gardien mesuré des apparences » (L. de Fournoux, Impartialité des procédures de passation des contrats de la commande publique : de nouveaux équilibres : Contrats-Marchés publ. 2019, étude 5, p. 4). Louis de Fournaux use du prisme de la jurisprudence Danthony (CE, 23 déc. 2011, n° 335033, Danthony : Lebon, concl. Dumortier ; JCP A 2012, 2089, note C. Broyelle ; JCP G 2012, 558, note D. Connil ; Dr. adm. 2012, comm. 22, note F. Melleray) pour expliquer comment le juge parvient à contenir « la contestation croissante de l'impartialité de l'administration » alors même que ce dernier « échappe à la plupart des procédés stabilisateurs des contrats » (L. de Fournoux, Impartialité des procédures de passation des contrats de la commande publique : de nouveaux équilibres : Contrats-Marchés publ. 2019, étude 5, p. 4). Si un conflit d'intérêts est envisageable, il est donc néanmoins possible, « peu importent les apparences » (M. Ubaud-Bergeron, Impartialité du pouvoir adjudicateur : peu importe l'apparence, note ss CE, 12 sept. 2018, n° 420454, Sté Otus : JurisData n° 2018-015727 ; Contrats-Marchés pub., 2018, comm. 241 ; v. également JCP A 2018, 2316, note F. Linditch), d'éviter qu'il ne vicie la procédure d'attribution en démontrant l'absence d'influence de la personne intéressée.

2. Un bel arrêt du gardien des apparences

Pas de vice sans interférence. – Afin de déterminer l'existence d'un conflit d'intérêts, le juge se concentre sur la nature, l'intensité, la date, et la durée des liens d'intérêts (CE, 19 avr. 2013, n° 360598, Centre hospitalier d'Alès-Cévennes : JurisData n° 2013-007410 ; Lebon T., p. 771 ; BJCL, 2013, p. 381, concl. G. Pellissier). Concernant la nature et l'intensité des liens, il convient de préciser que leur rupture ne suffit pas à écarter tout risque de conflit d'intérêts et que leur appréciation serait « plus délicate » (G. Pellissier, concl. sur CE, 14 oct. 2015, n° 390968, Sté Applicam, préc.) pour les liens passés. La solution passe par une « période d'abstention au-delà de laquelle le lien est considéré comme suffisamment ancien pour ne plus alimenter d'intérêts » (G. Pellissier, concl. sur CE, 14 oct. 2015, n° 390968, Sté Applicam).

En l'espèce, le juge souligne qu'il est « constant qu'avant d'intégrer la direction routière de la région Grand Est à compter du 1er septembre 2020, Mme Pilon était directrice de Keolis Metz 3-frontières ». Aussi, les liens d'intérêts de l'agent interfèreraient avec ceux de la SEDAP si cette dernière exerçait une influence sur la procédure.

L'influence exercée sur la procédure est appréciée en fonction des phases de la procédure et du contenu de la participation de la personne intéressée. Le Conseil d'État retient notamment la circonstance de l'absence de participation de la personne intéressée à la rédaction du dossier de consultation pour écarter le doute sérieux sur l'impartialité (CE, 12 sept. 2018, n° 420454, Sté Otus, préc.). Plus précisément, pour qu'une personne intéressée « ayant seulement rédigé les pièces du marché puisse être regardée comme ayant eu une influence sur le choix de l'attributaire, il faudrait que soient établis des éléments suffisamment précis pour laisser penser que le marché a été conçu dans le but de favoriser une candidature en particulier » (G. Pellissier, concl. sur CE, 14 oct. 2015, n° 390968, Sté Applicam). En conséquence, l'existence de liens familiaux et financiers avec un candidat ne vicie pas la procédure dès lors qu'il est démontré que l'agent intéressé n'a pas participé à l'attribution (CE, 9 mai 2012, n° 355756, Cne Saint-Maur des Fossés ; JCP A 2012, act. 338). En revanche, l'hypothèse d'un pouvoir adjudicateur s'étant adjoint les services d'un assistant à la maîtrise d'ouvrage ayant exercé des fonctions de direction au sein de la société attributaire du marché, crée un doute légitime sur l'impartialité de la procédure, dès lors que ce dernier a exercé une influence déterminante sur la préparation de la procédure d'attribution (CE, 14 oct. 2015, n° 390968, Région Nord-Pas-de-Calais, préc.).

En l'espèce, le tribunal administratif retient l'intitulé du poste et le contenu des missions de l'agent intéressée, pour souligner qu'ils ne « concernent pas la participation aux procédures de mise en concurrence des opérateurs de transport ». Par ailleurs, le tribunal souligne également que la région a organisé son déport des différentes étapes de la procédure. Dès lors, le juge écarte tout manquement au principe d'impartialité.

Distinguer participation et influence. – Au soutien de ses conclusions visant à démontrer une influence de l'agent intéressée, la société requérante démontrait néanmoins que le nom de cette dernière apparaissait sur un document à destination des candidats en tant qu'autrice ou dernière personne ayant modifié le fichier. Le tribunal n'a pas considéré que cette circonstance permettait de douter de l'impartialité de la procédure. Plus précisément, le juge retient que la région précise « sans être contredite sur ce point, que [son agent] s'est bornée, sans participer à la procédure d'attribution du contrat, à apporter des adaptations techniques mineures pour faciliter l'usage technique des documents à destination des candidats ».

Plus encore, le tribunal ajoute que, dans l'hypothèse où ces « adaptations techniques » relèveraient d'une participation à la procédure, celles-ci ne sauraient, en l'espèce, constituer une « influence sur la procédure d'attribution ». En effet, les premiers éléments avancés pour démontrer une préservation de l'impartialité de la procédure, reposant les fonctions occupées par l'agent au sein des services de la région et les précautions prises par la collectivité pour éviter, empêchent l'existence d'un vice.

Dès lors, il convient de souligner que le tribunal ne retient pas une séparation étanche entre l'étude du conflit d'intérêts et l'analyse de l'influence de l'agent intéressé sur la procédure. Celle-ci est sans doute impossible. En effet, la détermination de l'existence d'un conflit d'intérêts tel que défini par l'article 2 de la loi de 2013 semble devoir s'effectuer en tenant compte de la fonction de la personne (HATVP, La prévention des conflits d'intérêts, consulté le 7 mai 2024).

Cette démonstration semble, à ce stade, confirmer la volonté du juge administratif de préserver les apparences ou, autrement dit, les procédures d'attribution en retenant une approche pragmatique, si ce n'est (in) crédule, du doute sérieux.

Mots clés : Contrats / Commande publique. - Impartialité.

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La Semaine Juridique Administrations et Collectivités territoriales n° 25, 24 juin2024, 2184